Sunday, March 30, 2014

Il n'y a plus d'étranger (1995) André Couvrette

"Nous ne comprenons jamais assez. Qui diffère de nous - étranger,adversaire politique - passe, presque nécessairement, pour un méchant..."  ( Marc Bloch )

 

"Il faut être enfant toute sa vie tout en étant un homme, tout en prenant sa force dans l'existence des objets - et ne pas avoir l'imagination coupée par l'existence des objets." (Henri Matisse)
 
 La société d'enfance

 Le petit monde de mon enfance, confortable et assuré dans sa modestie, se croyait hors de question. L'Eglise, le Gouvernement, les maîtres d'école, plus tard les Alliés, avaient réponse à tout, "Father knows best" était le programme préféré de mon père. L'industrialisation, l'urbanisation, l'américanisation ont en quelques années conquis le monde d'après-guerre et la prise de conscience a été tardive, chez nous. La 'révolution tranquille' a d'abord été un bouleversement des moeurs: il s'était passé quinze ans depuis la guerre, quand s'est brusquement effondré le système de valeurs ancestral, sur lequel reposait le fonctionnement de cette société. La voici replongée dans un monde énigmatique, où l'assurance morale s'est évanouie, où toutes les questions sont sans cesse reposées à neuf. "Dieu, travail, famille, patrie" : plus de dogme qui tienne, devant l'assaut de la vie moderne, agnostique, de la société de loisirs, et de consommation, de l'émancipation des adolescents même avant la puberté, des mouvements de peuples, enfin, du fait de la guerre, de l'oppression, ou de la misère: les gens n'acceptent plus leur sort ni les anciennes réponses à leurs prières. Seules ont survécu celles qui entretiennent l'espoir d'une vie meilleure hic et nunc - ou alors, ailleurs, mais aujourd'hui même.

 La génération qui précède la mienne a été bouleversée par les évènements mondiaux et des hommes comme mon père ou mon oncle Gabriel, nés en 1907, sont sortis tout droit de la 'société de l'abbé Groulx' - rurale, ultramontaine et coloniale - pour être plongés dans la Grande Dépression des années Trente au moment de leur maturité: la vie a changé vite pour eux. Des calmes campagnes à l'esprit médiéval, on passait à la guerre mondiale: de gigantesques forces mécaniques, des machines à la rapidité foudroyante, envahissaient le plus reculé des villages, non pas seulement sur le champ de bataille, mais aussi chez nous, où des usines sortaient de terre pour fabriquer cet équipement. Le monde moderne, industriel, américain, occupait dorénavant le pays et les esprits autant que les bras: fini, le 'retour à la terre', et son corollaire: l'hémorragie massive des Canadiens-français (issus en excédent de la 'revanche des berceaux') vers la Nouvelle-Angleterre; à domicile, on assistait à l'industrialisation et à l'américanisation des moeurs; la mentalité devait faire un bond de mille ans en dix.

 Puis commencèrent les Trente Glorieuses: de l'horizon du village ou du quartier, on plongeait dans le monde hollywoodien à perte de vue: "the biggest, the most, the best in the world." Tous les records de production, d'emploi aussi, battus d'une année sur l'autre - cela pendant trente ans. Mon père a attendu le retour de la Grande Dépression durant toute sa vie active.

 La période des Années Trente est une des plus sombres de toute l'Histoire. Au plan culturel, période de doute, de scepticisme et de défaitisme de l'esprit humaniste qui constituait l'assise intellectuelle et morale de l'Occident depuis la Renaissance (Paul Valéry exprima cet état d'esprit dans un style laconique et pascalien: "Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles."). Au plan économique, le monde était plongé dans ce qu'on a appelé "la Grande Dépression" et les théories et pratiques courantes, en matière de gouvernement et de finances, étaient sans réponse à cette catastrophe sans précédent; les gouvernements démocratiques, débordés, se lançaient dans un sauve-qui-peut général, allant du retour le plus brutal au protectionnisme, à l'autarcie utopique et aux dévaluations "sauvages", sans esprit de coopération et sans aucune unité de vues ni d'action; les uns érigeaient des barrières commerciales infranchissables, jusqu'à faire mourir de faim leurs propres consommateurs en même temps que leurs fournisseurs, tandis que leurs opposants proclamaient la croisade contre "le mur d'argent" et les "métèques" et "mercantis" qui en constituaient les cohortes sataniques. Au plan politique, enfin, ces années ont été celles des dictatures totalitaires, racistes et anti-sémites, et en tous les cas, anti-démocratiques. La guerre civile espagnole opposait ces frères ennemis et divisait les chrétiens entre eux, les démocrates pour la République et les ultramontains pour Franco.

 En l'absence de toute intelligence de la situation, les gouvernements avaient littéralement perdu la tête; en désespoir de cause, on était de retour à la Barbarie qui toujours menace les civilisations qui perdent confiance en elles-mêmes et en leur système de valeurs à vocation universelle. Comme chaque fois que la démocratie paraît lente et inefficace, face à la force foudroyante des tyrans, on perdait de vue l'humanisme de toujours, celui de la civilisation gréco-romaine ("Je suis homme et rien d'humain ne m'est étranger"), chrétienne ("aime ton prochain comme toi-même") et classique, celui en somme de Montaigne, Shakespeare et Montesquieu. C'est alors que le vieil esprit tribal est réapparu sur le monde avec ses prophètes et ses "peuples choisis" - et par voie de conséquence, ces peuples exclus, tous les autres qui ne sont pas "cosa nostra", de la sinistre famille des 'élus' qui seuls seront sauvés, tous les autres étant voués aux gémonies, étrangers.

 Après-guerre, l'immigration massive des survivants européens des malheurs de la guerre, insufflait la crainte de l'ensevelissement sous cette poudrerie d'étrangers, qui entrait par les portes du pays grandes ouvertes. Déjà familiers de la 'société de classes' et certes aguerris au-delà de toute mesure, ces néo-Canadiens entraient comme chez eux dans une petite fourmilière sans classes, sans idéologie 'industrielle' ni même commerciale, sans défense, en somme, que le repli folklorique ou le saut dans l'inconnu moderne. Ce petit monde s'est retrouvé, d'une année sur l'autre, menacé, protégé, envahi, forcé, favorisé certes, - un monde où tout était construction neuve et non reconstruction à partir des décombres - mais où l'esprit était aussi laissé pour compte et sans gouverne, en pleine période de 'guerre froide' et des "Trente Glorieuses"... On ne peut s'empêcher d'un mouvement de sympathie pour leur désarroi moral, qu'il fallait bien ignorer - manque de temps - et en fin de compte, leur adaptation quotidienne a été réussie, à cette modernité révolutionnaire qui avait fait irruption dans une société close. Gabriel est ce héros raconté - en partie - par Roy MacLaren dans "Canadians behind enemy lines" et mon père a tout de même fait, d'une maison familiale et provinciale, une entreprise à l'américaine, devenue à sa retraite, la plus grosse affaire du Canada français : Provigo... Mais, que leur action les avait menés loin de la société de l'abbé Groulx!

 Je suis né durant la Dépression et j'ai atteint ce qu'on appelait l'âge 'de raison' pendant la guerre mondiale. La famille Chartrand-Couvrette, j'ai compté jusqu'à 90 de ses membres, tous parents au premier degré, rassemblés à un Jour de l'An des années de guerre, dans la grande maison où vivaient déjà une douzaine de personnes autour des grands-parents maternels, dont la plus jeune soeur de ma mère, avec le petit de son mari soldat. Après souper, on passait, les femmes au salon, les hommes dans la bibliothèque - on a toujours dit "le boudoir" - et les enfants de l'un à l'autre. Ces longues soirées de discussions vigoureuses, sur la politique et la guerre, m'ont tôt ouvert à l'heure du monde. Toute la famille ou presque, était anti-conscriptionniste, même si trois ou quatre de mes oncles étaient aux armées et deux 'au front'; il y avait des libéraux - dont cet oncle aîné, courtier en vins, qui vivait à l'heure française - et des conservateurs de tradition, comme mon père, mais tout le monde appuyait les candidatures de Michel, au Bloc Populaire. D'abord trappiste et condamné au silence, il a vieilli tribun de la plèbe, réincarnation à la fois des prophètes de l'Ancien Testament, des Gracques et du révolutionnaire permanent selon Trotski: le manichéisme ancestral le rapprochait curieusement de l'esprit de mon père, tout bourgeoisement qu'ait vécu celui-ci...les deux croyaient à l'Apocalypse, legs de l'abbé Groulx à une société tiraillée entre "la chair et l'esprit", où les réponses se sont muées en questions, les dogmes en doutes, et où l'action est à contre-pied des intentions profondes. Le marchand de gros qui rêvait d'être père Blanc, le trappiste devenu tribun. C'est peut-être ainsi que se forme la pensée politique, en porte-à-faux de la vie quotidienne, quand l'esprit tente de se réconcilier avec la vie. Ce travail est évidemment incessant, mais des périodes d'accélération comme celle de mon enfance, le rendent plus pénible et par conséquent, plus réconfortant, quand on réussit à maintenir sa conscience au rythme de l'Histoire en pleine course.

 Comment définir la famille aujourd'hui? Dans les années 50, le chapitre du divorce n'apparaissait pas au Code civil québecois; la "revanche des berceaux" donnait un taux de naissance 'mexicain' de 4,1% et tous les dimanches, on retrouvait les neuf-dixièmes du monde à la messe, sur le perron de l'église, d'où se tenaient commodément les réunions politiques à l'occasion... Dix ans plus tard, le Québec dominait la table des divorces et son taux de natalité, le plus bas au pays, avait chuté au chiffre inverse de 1,4%. Retrouve-t-on le dixième des jeunes à la messe du dimanche ou au catéchisme? Ce qui justifie le label de 'révolution (tranquille)', c'est la rapidité de l'effondrement d'une mentalité traditionnelle. A côté de cette péripétie locale, la "Révolution culturelle" chinoise, avec ses milliers de morts, a été une ride à la surface du Fleuve Jaune... si le monde est un Village global, il y a des quartiers plus peuplés et depuis plus longtemps, que les autres. Toutes les réponses que l'on donne au sens de la vie en société, ou en famille, avaient été balayées; un petit monde clos subitement aéré, on passait en un jour du Moyen âge à la Révolution universelle et permanente, de 1759 à 1968. Sans guerre civile bien sûr, à peine quelques grèves, rarement générales; jamais on n'a coupé ni l'eau ni le courant - on est 'tranquille', tout de même! De l'épisode terroriste d'Octobre 70 - sans prolongement insurrectionnel - reste le souvenir d'un film à la Godard, avec des jeunes qui déclament sans espoir, qui mélangent tout: des idées ("la vulgate", disait Aron) de Marx et Nietzche, avec les enseignements techniques de Marighella (qui se rappelle ce nom aujourd'hui?) dans l'atmosphère factice d'un drame de J.-P. Sartre genre "Les Mains Sales": mauvais cinéma, au mauvais endroit et au mauvais moment, qui vient brouiller l'esprit de toute une génération de collégiens déboussolés, avec des maîtres dépassés par le siècle ou lancés à la poursuite d'un idéal brumeux, et généralement incultes - la révolution tranquille a laissé les esprits en jachère. ("Si au moins ils faisaient 'du foin', ils s'énerveraient moins? la suite au prochain numéro...celui des super-vedettes du monde du divertissement ). Le Québec, mélange incongru de ces nouveaux-nés des années 60 et de disciples surannés de l'abbé Groulx, flotte à la surface des choses, chaque jour un peu plus à la remorque des Américains, mais avec de curieux soubresauts anachroniques vers le ghetto ancestral.

 Le temps des Vocations

 1950. En classe de rhétorique au collège Brébeuf. Le professeur donne le thème de dissertation: "le plus beau métier du monde". Je choisis la diplomatie: le diplomate fait le tour du monde, il co-naît et com-prend, il apprécie et admire tout ce qui se crée.."Vous avez écrit cela par admiration pour Paul Claudel", commente le maître. Ah oui? A combien de candidats au noviciat a-t-il fait cette remarque ironique? Affirmait-il aux innombrables auteurs de dissertations sur le sacerdoce, que c'était par admiration pour St Ignace?

 Je n'ai jamais eu d'autre "vocation" en tête, depuis qui sait? les lectures enfantines, qui m'ouvraient le monde. Je me souviens d'un livre de mes dix ans, "L'avion fantastique", du dialogue entre le bandit - Reckel - et le détective lancé à ses trousses de l'Egypte à l'Ecosse - celui-ci répond au nom euphonique de Pétrus Lombard - " A quoi bon vous évader..vous ne m'échapperez pas.. -Et à quoi vous sert de m'attrapper? En ce moment même, quelques hommes autour d'un tapis vert, à Genève, jouent avec notre sort en réglant les affaires du monde...". Comme je n'avais ni l'esprit d'un Arsène Lupin, ni celui de James Bond (avec un nom comme Pétrus Lombard?...), ni bien sûr, le génie d'un conquérant (ça se rêvait-il encore, en 1944?..), ce sont "les hommes au tapis vert" qui ont capté mon imagination et, pourquoi pas, mon ambition. Ne devient pas créateur ou poëte qui veut et le latin disait "nascuntur poetae": la "vocation" poétique ou artistique, sinon sacerdotale? "c'est comme souhaiter avoir les yeux bleus quand on les a bruns", me disait mon mentor ... ambition exotique dans la bourgeoisie provinciale. Mais le désir de parcourir le monde, pourquoi pas?

 Je me rappelle avec quelle délectation j'ai, sans me lasser, repris le livre de géographie de mon parrain et les manuels d'Histoire de ma marraine, pour me situer et m'orienter dans les zigzags de cette quinzaine 40-55. Dans les salles d'étude des pensionnats, le seul ouvrage hors d'atteinte de l'Index était le dictionnaire: j'y ai passé le plus clair de mes études. L'enfance n'est jamais 'déphasée': elle synchronise histoire, contes et légendes. L'Iliade, la Chanson de Roland, la Légende des Siècles se déroulent ensemble sur un théâtre sans âge, avec le Parthénon, Notre-Dame et Fontainebleau pour décor, Vénus et Achille, Alexandre, Charlemagne et Napoléon pour compagnons. Le dictionnaire empilait comme dans un musée, l'histoire des mots et des images, des techniques - la botanique, l'architecture des forteresses, l'aéronautique, - et l'Histoire tout court, avec la mythologie en hors-d'oeuvre et les drapeaux nationaux au dessert. C'était mes "humanités" et ce bric à brac géographique et littéraire, cosmologique et artistique était le plus beau porte-avion de l'imagination. Avant la radio, la télévision et le cinéma, et encore maintenant, les livres ont toujours suffi à mes petites cellules grises pour réfléchir et rêver.

 A l'autre bout de la vie active, je sympathise avec ceux que cette passion n'a pas quitté et je plains ceux qui vont désormais se contenter des images et de la pensée du voisin: l'âge de la contemplation risque de les ennuyer à mourir, perdus et craintifs, dans la forêt dantesque de la vie moderne, et le fantôme de l'abbé Groulx hélas, hante encore parfois nos collèges et nos campagnes, où des clochers réagissent encore au passage de la chasse-galerie, qui parle anglais, en sonnant le tocsin de Papineau: comme l'esprit est lent quand la chair est prompte! Je me revois exactement, ce jour d'août 1945 lisant les titres qui annonaient la destruction atomique d'Hiroshima: le journal était sur le plancher du camp d'été à St-Donat. Tuer 75000 personnes d'un coup, à un océan de distance, c'était à la fois abolir la distance et le temps, unifier le globe - et finir la guerre mondiale. Nous vivons depuis ce jour-là, dans un monde nouveau - au temps des ordinateurs et de la science-fiction. Tout devient possible et simultané...

 Bien d'autres petites histoires personnelles pourraient peut-être expliquer la vie choisie, ce qu'on appelait à l'époque 'une vocation', mais ce rappel des années d'enfance, des pensionnats et des vacances d'une famille au temps de la guerre lointaine et pourtant familière, me ramène à mon état d'esprit, ici et ailleurs à la fois dans le temps et l'espace, familier et étranger partout où il vit, mais toujours prêt à tout quitter pour un exil désiré et de son choix. Le sort du monde m'intéresse depuis - au moins - le six août 1945; un sentiment d'urgence s'est alors ajouté aux rêves distraits du pensionnaire, que la vie de famille aurait pu combler, mais que la vie de province ennuyait .

 La confusion des clercs (apologie d'un dilettante)

 Le "monde du travail" se meurt sous nos yeux, d'avoir été limité aux grosses machines et au cheptel humain des usines et des bureaux. La révolution des techniques et les guerres du XXe siècle ont opéré un multiplication et une fragmentation des machines, jusqu'au remplacement des usines de la révolution industrielle par l'ordinateur de poche. Le monde du travail "à la sueur de ton front" recule vers l'Ancien Testament, tandis que celui du divertissement et des loisirs s'élargit à la dimension de l'espace virtuel et l'ambition des contemporains reprend les termes des citoyens romains: panem et circenses. Nous observons les évolutions des astronautes comme des athlètes, avec un mélange d'admiration et d'envie, et beaucoup de scepticisme sur l'utilité de la dépense: à l'ère de la consommation, les rêves se consomment en masse, parfois aux dépens des réalités de la condition humaine. Le paradoxe de 1968, sa révolte contre le monde de la consommation, débouche sur une volonté de divertissement unversel - qu'aurait reconnue Pascal ("Tout le malheur du monde vient de ce qu'on ne saurait passer une heure seul en une chambre."). Les 'derniers despotes' (méfions-nous des termes absolus, tout de même) préfèrent encore commercer avec le "complexe militaro-industriel", puisqu'ils n'ont pu triompher de lui: c'est la fin de la "révolution permanente". On a perdu la foi, on se convertit, ou reconvertit, en masse...sans remords ni regrets apparents. Le vieux sacrement de pénitence, l'acte de contrition, semblent avoir quitté notre psychologie, peut-être avec le complexe d'Oedipe; c'est sans doute trop attendre de la vanité humaine, que d'espérer l'aveu d'un de nos prophètes contemporains: "j'ai raté ma vie" ou "j'ai menti".

 La plupart des grands livres du siècle qui s'éteint appelaient à l'engagement: c'était même la seule raison de vivre que nous concédaient les philosophes de l'après-guerre. Rejet unanime de "l'art pour l'art": on nie écrire pour écrire - pour le plaisir - à partir de Jean-Paul Sartre...J'admire tant le Tintoret! pourtant je n'ai pas lu "Le Séquestré de Venise"; c'est sans doute rempli de commentaires très didactiques, très intelligents, sur la création intellectuelle, mais "séquestré"? Déjà perce la leçon de morale "à propos du Tintoret" qui, je l'appréhende, va insidieusement rompre le dialogue avec le grand peintre, pour entamer à la place un soliloque sur l'influence de son milieu économico-social... mais qui se soucie donc aujourd'hui du statut de l'artiste? Qui donc s'intéresse aux conditions politiques, économiques et sociales de l'édification de Karnak, Louxor et Persépolis? Au XIXe siècle, Taine était un remarquable critique d'art: on se délecte encore à revoir avec lui les monuments de l'art italien, comme à se promener dans Rome avec Stendhal; mais plus personne ne s'intéresse à son interprétation du milieu italien ou romain à partir d'un déterminisme culturel: ce sont les oeuvres elles-mêmes, et l'admiration qu'elles suscitent en nous, qui comptent. Les créateurs nous parlent d'abord de la vie et de ce que l'homme libre peut en faire, avec ou malgré, son milieu.

 Bien entendu, il ne s'agit pas de rejeter, bien au contraire, ces ouvrages savants, tel celui de David Rosand sur les relations du Tintoret avec les Scuole, du Véronèse avec les inquisiteurs, ou du Titien avec ses aristocratiques patrons: ces études attentives et sans préjugés philosophiques éclairent d'un jour décisif, parce que documenté, l'insertion de ces créateurs dans une époque et une société que leur oeuvre a transcendées, bien plus encore qu'elle ne les a illustrées. Ces artistes se tenaient à des niveaux différents, si l'on compare leur niveau social: le Tintoret devait arracher des contrats à la bourgeoisie vénitienne, qu'il ne quittait pas des yeux, tandis que le Comte Tiziano Vecellio traitait d'égal à égal avec les Princes de toute la Chrétienté...et que le Véronèse devait se débattre avec les inquisiteurs (...et les rouler dans la farine).

 Cependant, leur art se situe d'emblée au même niveau: celui de ce monde immortel, où Venise, son Doge et ses marchands quitte le monde des affaires et des querelles dogmatiques, pour accéder à la gloire mythique des musées. La pensée de se révolter contre la société qui les commandite - ou qui les néglige - ne les agite pas : leur statut n'est pas leur souci, quoi qu'en ait déduit notre époque critique... à tel point que Véronèse se comparera "aux poètes et aux fous, qui ne suivent que leur fantaisie", pour échapper aux contraintes sociales et même à celles de la Contre-Réforme . Il ne se prenait évidemment pas pour un prolétaire, mais au contraire, pour un esprit libre de toute contrainte : à ses propres yeux, sa vraie société est celle de ses "maîtres", c'est-à-dire, du monde de l'Art, un monde étranger à son siècle et à ses polémiques, un monde immortel. Van Gogh, trois siècles plus tard, tiendra la même attitude: "...je peux même me passer du Bon Dieu, mais pas de la puissance de créer" - et tant pis, si l'on ne comprend pas et si mon époque me rejette. On a tort de parler d' artiste "maudit", en présence de celui qui s'exclut lui-même des soucis et des goûts contemporains.

 Le mythe de "l'artiste maudit" a longue vie: il sert de revanche aux impuissants, incapables d'accepter ou de vaincre leur milieu - ceux à qui la liberté pèse, au lieu de les rendre heureux. L'engagement est un mythe détestable: il empoisonne la vie, la vide de tout sentiment d'être utile, à quoi il substitue le sentiment de culpabilité. Responsables, non plus, mais "coupables" ou complices, "nous le sommes tous," des erreurs et des crimes monstrueux de l'Humanité en général et de nos contemporains en particulier. Je suppose que le sentiment symétrique et opposé - celui des vainqueurs du siècle - est le culte de l'utilité immédiate, de la rentabilité - autant dire de l'outil, plutôt que de l'ouvrier récalcitrant. 

Julien Benda accusait déjà les intellectuels de trahir la vérité au nom des idéologies triomphantes, dès qu'une 'illusion lyrique' s'emparait de leur cinéma personnel. Le diablotin de l'intérêt personnel, celui qui nous attire (et nous rapporte) en "épatant le bourgeois", a concouru à la dérive existentielle du XXe siècle. Si encore aujourd'hui , on s'acharne à inventer et promouvoir des absurdités politiques, ne doit-on pas cette agnostique commercialisation de l'espoir aux mensonges des clercs? Au cours du siècle le plus gaspilleur et le plus sanglant depuis celui des Guerres de Religion, la véracité des plus désintéressés a souffert du soupçon; "Avida Dollars" entache les surréalistes autant que Dali : le 'nouveau roman", le "nouveau cinéma", John Cage et Christo ou Fellini - qui enveloppent bruyamment le silence des choses et de la vie courante - traduisent-ils une vision, ou une dérision du monde actuel? Ecrire pour écrire, sans 'engagement', c'est sans doute essayer de retrouver ou ré-inventer le respect de la vie, et réinvestir ses 'intercesseurs', pour employer le mot de Picasso.

 Il y a autre chose dans notre humanisme que le calcul des coûts/bénéfices: quelle a été la rentabilité des empires d'Alexandre et de Napoléon, celle des campagnes d'Italie de 800 à 1800, - au regard du "miracle grec", de la Chrétienté ou de la Renaissance? Qu'est-ce donc qui a fait de l'Occident le moteur du monde, depuis le nid d'abeilles de Delphes jusqu'à Princeton? Au fait, à quoi sert de calculer le coût/bénéfice d'une académie, d'une université comme celle de Princeton, avec ou sans Einstein? Autant évaluer le Parthénon ou Notre-Dame de Chartres... Il est temps de revenir, à travers les vérités de la géographie et des nombres, à la 'règle de trois' et au principe de non-contradiction, pour que l'esprit reprenne pied dans les réalités de la vie; comme à chacun de ces miracles de l'histoire de la civilisation, retrouver ou ré-inventer (c'est la même chose en latin) le sens des proportions: vérité humaine des images, des rêves et des espoirs. Ruskin disait que la civilisation est l'ensemble des actes, des mots et des monuments qu'elle a laissés.

 Or, au milieu de ses bruits et fureurs, le XXe siècle a tout de même fait d'immenses progrès dans le développement d'une conscience universelle, c'est-à-dire d'une vision des choses de la vie qui soit pareille partout. Le 'Musée Imaginaire' est le premier à réunir les plus anciens et les plus sauvages monuments aux plus récents, dans un même esprit: celui du "petit bonhomme des Cyclades", dont Picasso croyait être un avatar. Freud nous a permis de regarder en face nos rêves les plus honteux; l'inavoué, nous le partageons désormais avec la plus ancienne humanité en toute conscience (ni 'bonne', ni 'mauvaise', en-dehors de tout moralisme prédicateur). La carte du rêve nous la lisons pareille, et aussi clairement, de l'Inde des origines jusqu'à l'Australie contemporaine.

 A l'issue des tentatives les plus systématiques d'extermination de l'Histoire, nous nous retrouvons cinq fois plus nombreux qu'au départ, pour assister à la disparition quotidienne de quelques milliers d'espèces vivantes...La nôtre, la seule qui survive même à la pulsion du suicide, prolifère victorieusement. Quant à savoir comment cette extraordinaire aventure va finir, je n'ai qu'un voeu: "Dieu, délivrez-nous des prophètes et reposez-nous de l'Apocalypse: laissez-nous jouer à la vie tout court."

 "Les enfants nous regardent"

 Quand Andy Warhol (Varshola de son vrai nom) obtiendra lui-même son instant au soleil, il n'aura fait que reprendre une antique réflexion qu'on retrouve dans Hérodote, Shakespeare et Pascal. Ce soleil des médias, est-ce la nouvelle agora, la place du village où, sous le platane, les vieux se chauffent au soleil en regardant la vie qui passe..? et peut-être remplacera-t-il avantageusement la fiction des romans-fleuves? En tous cas, c'est un succédané plein de promesses à l'Education nationale, dont les coûts, l'ennui et l'inutilité tournent à la faillite. Pourquoi ne pas limiter l'instruction publique (terme plus modeste et plus réaliste que l'idée d"éduquer" les jeunes à la place des parents désorientés, mais en masse, comme à l'usine ou en prison) - à l'enseignement soigneux des techniques utiles, notamment à communiquer clairement avec nos semblables: on a plus de chances de s'en tirer en se posant les questions entre contemporains.

 Bien sûr, il faut apprendre à manipuler l'ordinateur et ses réseaux, mais son contenu, comment apprendre à le maîtriser? Ma réponse instinctive, mon dada: des cours d'histoire - sur l'histoire de tout et n'importe quoi: des batailles, des sports, des sciences et découvertes, des arts et des mots, surtout, enfin celle des rêves, mythes, religions et des polémiques, qui se partagent l'esprit des hommes ou parfois le concentrent autant que le souci quotidien.

 Le temps de l'enseignement doctrinal est passé aux oubliettes avec la société de mon enfance: tout ce qui en reste, c'est un tas d'histoires à raconter sans idée moralisatrice, ni culs-de-lampes en forme de prophétie sur l'avenir. Il s'agit de l'avenir des étudiants et non de celui du professeur - qu'il leur fiche la paix avec son souci des 'lendemains qui chantent'. Quand le haut-moyen-âge émergeait comme un ver de terre après la tempête, précautionneusement, des désordres barbares qui avaient détruit la civilisation classique et plongé l'Europe dans la macédoine féodale, on a repris depuis le début, mais en constatant avec Bernard de Chartres, que "nous sommes des nains perchés sur les épaules de géants." J'ai personnellement constaté que c'était la position favorite des petits enfants "bien élevés", comme on dit. Et c'est excellent pour l'esprit filial qui est désormais le ciment de la société, puisqu'elle repousse à la fois la paternité et l'instinct maternel, comme valeurs désuètes et inutiles.

 Le meilleur moyen de retenir l'attention des enfants - et des adultes - a toujours été d'avoir une histoire intéressante, avec un élément de surprise et de découverte. Toutes les Histoires du monde commencent par des récits fascinants, des épopées et des légendes...dont on sait, depuis le brave Schliemann, épicier de son état, qui redécouvrit Troie et Mycènes, qu'elles sont plus vraies que les meilleures théories sur la "causalité historique", puisqu'elles ont été vécues et mille fois revécues, dans la mémoire des survivants, comme des explications de la condition humaine et du 'sens de la vie'. Le 'sens de la vie' devrait se retrouver, comme sur une carte, on retrouve le bon sens de son chemin: ça ne s'enseigne pas d'une chaire ni d'un confessionnal, ça se raconte...

 L'instinct maternel, la virilité, l'intuition féminine, ces valeurs premières de naguère, sont à présent des ressorts de comédies défraîchies...parlez-nous de l'inversion, de l'inceste ou de la 'révolte des générations' ! Les 'spectacles de réalité', ou ces "tranches de vie' artificielles que servent les romans-feuilletons, sont aussi intéressants pour moi que l'histoire des boutons à-quatre-trous pour d'autres. Mais je crois préférable d'enseigner l'histoire des boutons à l'âge de la 'guerre des boutons' plutôt qu'à l'université.

 "..aussi bien l'attitude traditionnaliste, qui sans cesse tire le présent vers le passé et par là conduit naturellement à confondre les couleurs de l'un et de l'autre, n'est-elle pas aux antipodes de l'esprit historique, dominé par le sens de la diversité?" (Marc Bloch).

 Le but de l'instruction n'est pas de fermer les livres, mais d'éveiller la curiosité: non plus tant de réponses, que des questions bien posées, s'il vous plaît. Et surtout, des histoires! L'éducation ne vaut que si elle intéresse : quel est le meilleur moyen d'intéresser: faire la morale, asséner des "vérités", ou revenir au principe des choses, en racontant l'Histoire, - des tas d'histoires? On n'a jamais trouvé mieux pour capter l'attention, éveiller la réflexion et encourager l'émulation.

 Il faut quand même choisir, dans la moisson du souvenir, ce qui n'est pas déjà pourri par le temps. Le même Warhol (celui du quart d'heure de gloire) a fait un film "total", quatre heures ininterrompues de vie, mais sans choix, sans accélération ni résumé: qui l'a vu - qui l'a revu? Une oeuvre d'art sans art ne dure qu'un moment, le temps de la surprise. Lire, c'est aussi relire. Un livre qu'on lit et qu'on jette laisse le sentiment de l'irrémédiable: le temps perdu à le lire. Il n'y a pas que les petites histoires qui comptent? et pour qui? Toute ma vie, j'ai été un lecteur de tout, ou à peu près; coupable ou complice du créateur, j'aurai 'perdu mon temps' et 'gagné ma vie' à regarder à l'intérieur des "mots", dont ceux qui n'aiment pas leur vie en voulant l'immortaliser tout de même, abusent et nous abreuvent jusqu'à plus soif.

 La langue familière

 Les Canadiens de toutes origines ont bien tort de négliger la littérature française. Sa longue histoire, depuis la Chanson de Roland jusqu'à Malraux, constitue encore le meilleur réservoir de noblesse et de fraternité, y compris les fameuses 'idées générales', accompagnées d'images d'Epinal à valeur à la fois singulière et universelle. Dès le début de la première renaissance de l'ordre romain ("Courbe la tête, fier Sicambre..", citation favorite de mon défunt père..), apparaissent deux nouveaux types de civilisés, le chevalier et le troubadour, et une nouvelle image de la femme, illustrée par Marie de France, Jeanne d'Arc et d'innombrables Notre-Dame. Suivront Rabelais et Montaigne, le conteur et l'observateur "ondoyant et divers" des guerres de religion, compagnons ironiques de Bayard, "chevalier sans peur ni reproche" et du roi François - lui-même capable de "tout perdre, fors l'honneur".... Depuis la découverte du Canada - sous l'égide du Roi-chevalier, justement - que de classiques, de Ronsard à Rivarol et Vauvenargues... jusqu'à cette Révolution qui a déclenché deux siècles de combats idéologiques, qui s'achèvent sous nos yeux par la reconnaissance universelle de ses trois idées maîtresses, analogues aux trois vertus de la Chrétienté, dont la France avait été le fer de lance: Foi - Espérance - Charité, devenues Liberté - Egalité - Fraternité.

 Je veux bien accepter le point de vue de George Steiner, que la littérature anglaise soit la plus complète de toutes - s'il consent à voir que la plus exemplaire, c'est la française. Shakespeare est unique, mais Hugo est universel, pourrait-on dire, en paraphrasant la remarque du Général de Gaulle: "L'Angleterre n'est jamais si grande que lorsqu'elle est seule, la France n'est jamais si grande que quand elle parle au nom de l'humanité." Shakespeare est plus grand que Victor Hugo - surtout au plan dramatique, car c'est Shakespeare qui est le disciple de Montaigne, enfant du doute et du dialogue et malgré tout, conscient de la nécessité d'agir, de choisir et de trancher, même si l'action paraît suicidaire. Le Général de Gaulle connaissait ses classiques; en exergue à ses écrits, ce mot d'Hamlet: "Être grand, c'est épouser une grande querelle." Hamlet est un héros, et qui vaut bien mieux que Ruy Blas. Ceci dit, l'écrivain qui a eu la plus grande influence au cours du dernier siècle, a bien été Victor Hugo: ses grands romans ont raconté à travers des personnages reconnaissables de Valparaiso à Vladivostock, des bas-fonds de New-York à ceux de Bombay, les valeurs de la Révolution et l'espoir qu'elle apportait. Hamlet est unique; Jean Valjean est partout comme un membre de la famille. Tout le monde a lu ou vu Les Misérables, mais on reconnaît l'humanité qui combat et qui espère aussi dans Quatre-Vingt-Treize et surtout dans cette histoire qui se passe en Angleterre, L'Homme Qui Rit, illustration géniale de la dignité humaine qui survit au malheur, au déclassement, à l'abandon et à l'injustice.

 Ce qu'on a perdu à l'âge du Romantisme, et qu'on ne retrouve guère avant Valéry, c'est cette considération lucide et ironique de la condition humaine, que le sens de la mesure classique avait entretenue. On s'est terriblement pris au sérieux, depuis deux siècles que l'humanité vit de révolutions en libérations, avec une rhétorique qui va trop souvent jusqu'à l'hystérie, comme si la vieille humanité qui est la nôtre avait perdu le goût de l'enfance, avec le sens de l'humour et des proportions, quelque part entre 1793 et 1945 - évidemment, il y avait de quoi. Mais l'humour grinçant de Swift et de Voltaire aussi, quand ils tombaient sur un sujet scabreux - les superstitions, les privilèges, ou les procédures judiciaires et parlementaires, tout ce qui traite inégalement les gens à cause de leurs idées ou de leur statut social, ou encore de leur origine, - n'a pas amélioré le climat moral des deux derniers siècles. Tant d'indignation fatigue. On nous a réhabitués au manichéisme, bien plus qu'à la liberté d'esprit, en désignant sans cesse de nouvelles cibles à notre envie ou à nos peurs collectives.

 The devil’s theory of History, la théorie de la conspiration permanente contre les Droits de l'Homme - notamment son "droit à la poursuite du bonheur" - a entretenu une sorte de paranoïa politique, qui a entaché les clercs, les intellectuels, d'un vice radical: se prendre au sérieux et se croire appelés à sauver l'Humanité, même malgré elle. Toutes sortes d'entraves au "bonheur": les empires, les Etats, les Eglises, les académies, les tribunaux, "la société", toutes les institutions que l'on échafaude pour organiser la vie sur une base civilisée, ont été mises à sac. "L'engagement" - pour une Eglise, un Etat, une Ecole ou bien un Parti, les dresse contre les autres. C'est cette condamnation automatique qui est inhumaine: on usurpe le rôle de la divinité, qu'il s'agissait au départ d'écarter de la régie et du jugement quotidien des affaires humaines. Cela ne rend la vie en société ni commode, ni confortable - et pas drôle du tout. Mieux valait la vieille admonition de l'Evangile: "Ne jugez pas, de peur d'être vous-mêmes jugés."

 ( J'avais complètement oublié trente ans après que vers 1962, c'est justement à propos d'une encyclique politique - Pacem in Terris, du bon Pape Jean - que j'avais sans m'en douter jeté un pavé dans la mare d'Ottawa. J'étais à Rome, en fin de poste, et je faisais tout simplement rapport sur l’aggiornamento...en français, naturellement. (Quand on se rappellera l'admonition de l'ex-chef du Personnel à mon entrée au Ministère, on comprendra ce qui m'avait complètement échappé depuis: que des collègues à moi, la plupart paraît-il, avaient obtempéré. La lâcheté n'est pas dans ma nature, ni l'obéissance - et à 25 ans on ne se refait pas. L'anglophone zélé qui m'avait accueuilli n'était plus chef du Personnel, ni Directeur d'Europe. Jean Fournier était à ce poste et c'est lui qui a reçu le paquet: je crois qu'il s'agissait d'une dépêche de plusieurs pages.). Que pouvais-je savoir des états d'âme d'Ottawa à partir de Rome? Il paraît que l'on s'est passé cette patate chaude et indigeste de bas en haut jusqu'à ce qu'elle atterrisse sur le couvert du Ministre...et Jean Fournier me disait l'étonnement général, quand le plat lui avait été retourné...avec les annotations en marge, et toujours en français, du Ministre lui-même: Paul Martin père venait d'accéder à ce poste et le gouvernement Pearson allait changer pour toujours l'esprit et l'accueuil d'Ottawa au "fait français". Je ne me souviens de rien, sauf de ce que Jean Fournier m'a raconté et ce qui me surprend, c'est la surprise des mandarins : ça n'était sûrement pas la première lettre diplomatique rédigée en français et je constate simplement que le changement d'attitude était déjà dans l'air, puisque le document a pu se promener ailleurs qu'entre le panier du desk officer et le dossier qu'on envoie dormir aux archives... D'ailleurs quand je suis rentré à Ottawa en janvier 63 - on m'avait dès mon retour (à la Saint-André) expédié en congé de Noël - j'ai pu constater ce qui était arrivé à une toute autre dépêche, à laquelle j'avais consacré le plus de temps, un an et demie de documentation et de réflexion: un lourd pavé sur la réforme du système d'éducation en Italie. On le devine, le type qui m'avait précédé au "desk" avait tout simplement noté file, "à classer"; personne ne l'a jamais lue, sort habituel des études de ce genre ...à quoi cela sert-il d'être diplomate? L'étude sur le système d'éducation était bien sûr rédigée elle aussi en français, car j'avais dès l'abord décidé que l'anglais était bien utile pour traiter des problêmes administratifs et consulaires avec les braves commis, à qui va toute courtoisie, mais que tout effort de réflexion personnelle et donc, tout rapport politique, eh bien je devais le faire dans la langue dans laquelle je réfléchis. D'ailleurs, ma documentation italienne se prêtait à une traduction littérale en français (l'ordre grammatical est le même): je ne voyais pas pourquoi je me traduirais moi-même en anglais! Comme c'est loin, tout ça...

 Mon successeur à Rome - l'un des deux, Ernest Wiens - venait du service du Personnel (rien de mieux comme tremplin). Il m'expliqua longuement comment l'inégalité de traitement se traduisait dans les appréciations sur le style, les connaissances, l'efficacité et la personnalité mêmes des agents: non seulement on discernait sans pitié toute faute d'anglais - qu'on traduisait pudiquement "faute de style" - mais on attribuait automatiquement ces lacunes à tout agent au nom francais...le brave Ernie en frémissait encore d'indignation. Il faut dire qu'il n'était pas un nostalgique de l'Empire et qu'il avait mon âge. Mais ces souvenirs aujourd'hui m'amusent. Ils ne m'ont jamais indigné et je crois qu'ils sont encore utiles pour remettre la nostalgie à sa place; après tout, les orphelins de Durham ont perdu leur temps à vouloir retarder l'irrépressible indépendance d'esprit, et à maintenir un système injuste - et périmé de toutes façons.)

 Peut-être ai-je eu quelque temps la réputation d'être "séparatiste" ? Supposition injurieuse, que j'ai balayée dès qu'elle a fait surface: au collègue canadien-français chargé de vérifier mes états d'âme à ce sujet, j'ai vertement répondu que la loyauté, cela existe, et que je savais parfaitement au service de quel pays je m'étais mis; au collègue "anglo" qui m'apostrophait "You're a French-Canadian separatist!" je répliquais du tac au tac "..and you, an English-speaking separatist!", sur quoi, éclat de rire et amis pour la vie...Quand j'eus l'occasion - on m'avait fait passer au cabinet du Ministre - de protester contre la rédaction du discours du budget presqu'entièrement en anglais (trois pages en français sur trente-trois), c'est à ce collègue (Ross Campbell, qu'il me pardonne ces louanges indiscrètes!) que j'expliquai la chose: il téléphona illico au Ministre "..si j'étais français, je considérerais cela comme une insulte": il y a aussi des fonctionnaires courageux...Mr Martin consulta son collègue Lionel Chevrier, Ministre de la Justice, et entendit le même son de cloche ("le tiers, la moitié, ou rien") et conclut : "Lionel est du même avis que vous; donc vous avez raison." Problème réglé: dorénavant, je serais consulté directement, malgré ma réputation de "mauvaise tête". Un jour, dans le grand ascenseur bondé de monde, au cours de la conférence d'Ottawa sur les forces de maintien de la paix, M. Martin s'exclame:"De Gaulle, Duplessis, Couvrette: Nationaliste! Nationaliste! Nationaliste!" - j'étais à la fois hilare et gêné... Les ministres d'alors n'avaient pas la morgue, ni la présomption des arrivistes, qui ne souffrent ni dissidence, ni dialogue franc et sans gants blancs. Paul Martin était sûr de son métier et de ses moyens; au demeurant toujours prêt à vous traiter comme un membre de la famille.

 Les Patries perplexes

 Il aura fallu bien des Jugements derniers et deux ou trois apocalypses, au cours du XXe siècle, pour ramener certains prêcheurs clercs ou laïques, au bon sens, je veux dire au sens des proportions, et à une mansuétude bien négligée des "élites intellectuelles" et les "minorités agissantes", depuis que les vertueux Robespierre et Saint-Just ont introduit la 'crainte de l' Etre Suprême' au sommet de l' Etat moderne. Lénine et ses disciples à travers le monde, ont prêché la 'virtù' de l'Etat socialiste avec le même penchant au jugement expéditif et au terrorisme d' Etat. De leur côté, Hitler et ses épigones ont pratiqué la virtù machiavélienne au nom de la Bête traditionnelle, l'Antéchrist hégélien déguisé en Führer. Je ne saurais mieux dire que Sir Kenneth Clark, combien "l'hystérie allemande" a malmené ce sens de la mesure et des proportions, si nécessaires à un humanisme lucide et équilibré. Le leit-motiv, que ce soit en musique ou en philosophie, cette assourdissante répétition assomme, comme paraissent grossières les productions criardes de l'expressionnisme, ce romantisme pour demeurés sociaux. Tout le monde se laisse, un soir ou l'autre, envoûter dans la liqueur wagnérienne; mais elle tourne trop souvent à la mélasse où l'on s'englue à périr...en politique, on sait ce que ça a donné, durant ces 150 ans qui vont de Waterloo à Stalingrad et à Dachau. Plus j'ai pratiqué la diplomatie, plus j'ai renoncé au romantisme et à l'idéalisme politiques. Si l'enfer était traditionnellement pavé de bonnes intentions, le monde contemporain est un terrain vague jonché d'idéaux en forme de programmes, de Gosplans et de Grands Desseins qui devaient chaque fois mener à des lendemains qui chantent, à des millénaires nouveaux, et qui nous ont conduits à des catastrophes répétées. Hegel a proclamé "Les Idées mènent le monde" mais il n'a jamais eu une idée claire - et nous pouvons constater que les "Idées" romantiques ont failli mener le monde tout droit au suicide. Pour tout dire, il m'est apparu, surtout à propos de famines et de misères dans le Tiers monde, que nous avons bien trop d' Idées...et bien peu de charité, ou de pitié, dans la mise à exécution de ces brillantes lueurs de l'esprit.

 J'emploie à dessein les vieux mots de la langue française: pitié, charité, pourquoi pas magnanimité et miséricorde?, car je suis bien revenu des acrobaties intellectuelles, et je trouve qu'on s'est un peu trop intéressé à la technique en matière de sciences humaines - celle de l'administration, rebaptisée 'gestion' ou plutôt: "management", pour bien indiquer qu'il s'agit de décider du sort des autres à leur place - aussi celle des 'communications' ( de quoi? )- et qu'on a oublié peu à peu le vieux fonds humain, raison d'être de toute action. Quel souci avons-nous des malheurs étrangers, s'il ne s'agit pas de nos frères? La fraternité, voilà au moins une idée simple - et qui curieusement n'engage à rien, si on adopte l'attitude de Caïn, plutôt que celle du Victor Hugo des Misérables. Méfions-nous des théologiens aventurés en politique, leur fraternité est trop pressante, même quand c'est celle de Saint Louis, qui aurait mieux fait de mourir en son lit qu'à une dernière Croisade. Le Général de Gaulle commence ses Mémoires de Guerre en déclarant: "Je me suis toujours fait une certaine idée de la France." Voilà le genre d'idée qui mène le monde: l'image d'un pays concret, ancré dans la géographie et dans l'histoire; non pas l'idée de Démocratie, ou de Monarchie, mais la forme d'une action; en termes simples et bien français, l'image d'Epinal. Les idéaux du libéralisme ou du socialisme ne servent que quand ils ont trouvé une patrie civilisée, qui donne de l'Idée une image et une histoire à raconter. On a parfaitement pu donner sa vie pour la France des Rois, de la République ou de l'Empereur; on a même pu mourir au nom de 'la patrie du socialisme' - du moment qu'on lui avait redonné le visage de "notre petite mère la Russie", dont l'icône est la Vierge des Sept douleurs.

 La France de Michelet n'est sans doute pas celle du Général de Gaulle, qui ne croyait ni aux sorcières, ni aux "tyrans sanguinaires" des siècles classiques, mais c'est aussi une "certaine idée", 'personnifiée' par l'historien romantique, analogue à l'idée que Dostoïevski et Gorki se faisaient de la Russie: on peut mourir pour elles, car ces patries sont des images maternelles. Churchill et le Président Truman avaient pareillement chacun son idée claire du modèle de civilisation politique que proposaient leurs patries: "The Mother of Parliaments" pour le vieux lion, et la Démocratie américaine, qui rivalise avec la Grande Nation en vénérant l'image célèbre de La Liberté éclairant le monde. Le pauvre peuple russe est bien le plus malheureux de l'histoire, toutes les hordes barbares lui ont passé dessus et des siècles d'autocratie l'ont maintenu dans la servitude et l'exil - l'exil familier de la Cité de Dieu en notre "vallée de larmes", comme on décrivait la vie, dans les chapelles des collèges d'autrefois. Et pourtant ses malheurs mêmes suscitent un patriotisme analogue à l'amour filial, nouveau ciment des sociétés qui ne peuvent plus nourrir leurs enfants, ni les protéger - qui, au contraire, ont besoin de l'adhésion irrationnelle pour subsister à l'ère du Village Global.

 Ce qui mène le monde, c'est l'action officielle, publique; ses formes d'expression historiques: guerre, contrainte, ou conversion, revêtent un souci d'efficacité immédiate, sans égards pour les soi-disants "principes de gestion et de communications modernes" et au contraire, en rattachant l'exercice des techniques les plus récentes, les plus nouvelles, à la pensée politique la plus traditionnelle. Car les moyens changent de plus en plus vite, mais le fond ne change pas: la matière humaine, matière première de toute action et but final aussi de toutes nos oeuvres. Les grandes littératures de l'Occident humaniste - et parmi les littératures vivantes, l'anglaise et la française, sont là pour nous donner la sagesse des siècles, plus de mille ans de réflexions et de poëmes. La forme la plus haute de la parole humaine, le poëme lyrique et surtout le poëme dramatique, de Shakespeare à Claudel, ne présentent des idées que par voie de dialogue, sous formes de propositions et non de diktats. Mais au travers d'une carrière de trente-trois ans, qui me donnait une perspective privilégiée, j'ai dû refaire entièrement mon éducation, car les idées - ces réponses catégoriques - de la société de mon adolescence, ne tenaient plus la route. L'abbé Groulx et ses disciples s'en étaient satisfaits, pour le plus grand retard de mes compatriotes. Ils se sont sentis bien orphelins, quand son idée de l'Etat a péri avec Vichy et son "retour à la terre". Vaincu par la vie moderne, ses points de vue sur la société ont été invalidés par le temps de l'Histoire vraie, celle qui se déroulait sous nos yeux à une cadence accélérée.

 Dumézil et ses épigones nous informent que les trois grandes castes des sociétés humaines sont les prêtres, les artisans et les guerriers; en somme, les Trois Etats de l'Ancien Régime, et aussi de l'Ancien Testament. Avec mes camarades pensionnaires, nous vivions hors du monde de la guerre et du commerce, parmi des gens qui ne savaient plus se servir de leurs mains. La vie active, guerre, industrie, art moderne, nous était réfractée comme dans la caverne de Platon, en écho désincarné et filtré jusquà l'abstraction. L'amour et l'argent, les deux moteurs balzaciens de la Comédie humaine, étaient sévèrement censurés, comme des saletés morales: les cours d'économie étaient des cours de morale, sans aucun aspect scientifique, et seuls de rares professeurs, presque tous laïques, comme le professeur de génétique ou celui d'histoire 'moderne' (i.e. de la Révolution française) parvinrent à entr'ouvrir par moments fugitifs, le rideau opaque de l'inconscient réprimé et de l'isolement social. Ce milieu artificiel ou l'on prétendait éduquer 'nos élites' a duré jusqu'en 1960; il a amplement démontré qu'il n'était l'école, ni de la démocratie, ni de la responsabilité, ni de la liberté . De là ne pouvaient sortir que de mauvais citoyens et de mauvais chefs... et les artistes n'avaient vraiment pas de chance.

 Les bacheliers indistincts issus des collèges et séminaires, passaient ensuite dans les salles combles des facultés de l'UdeM, d'où ils ressortaient anonymement débités en techniciens de la médecine, du droit, ou d'autres arts pratiques, sans qu'on ait sollicité leur capacité de réflexion, ni encouragé la recherche de leur métier: pas de Prix de recherche fondamentale, pas d'ambition locale de ce côté-là. Il fallait aller chercher ailleurs, en Europe ou dans les universités américaines, l'avant-garde de la pensée élaborée et de l'action planifiée. Que pouvait-on faire de plus en des classes de 150, sans colloques ni séminars, à partir des seuls cours magistraux (au ppdc) et sans dialogue maître-disciple possible? Il s'agissait de parer au plus pressé: la croissance industrielle sollicitait, entraînait la province à grande vitesse et donnait enfin la chance d'y garder ses fils cadets à domicile. Il fallait fournir les services de base à cette société en mutation et, au total, cela a aussi été réussi - du moins à la mesure des modestes et concrètes ambitions des années 50. J'ai gardé l'impression que nous avons fabriqué des techniciens de calibre international et, faute de découvreurs, les meilleurs praticiens : juges ou dentistes, comptables, chirurgiens ou ingénieurs, qu'on trouvait au meilleur prix dans le monde occidental...

 Mais les rares grands esprits, les rares créateurs, je veux dire ceux qui ont compté dans le monde extérieur, les quelques chefs, aussi, capables de gouverner à la fois le Québec et le Canada, quand viendrait l'heure du "French Power", celle des années soixante et soixante-dix? Tous ces derniers s'étaient bien colonialement portés à l'étranger pour y apprendre un peu son histoire et comment il fonctionne dans les pays "normaux" - ceux qui ont tant de problèmes et depuis si longtemps, qu'ils n'ont pas besoin de s'en créer. Il est dommage que le résultat ait été l'esprit d'imitation: le Canada était considéré, déjà, comme le pays le plus sûr, le plus confortable et le plus ouvert de tous, à l'issue de la guerre: aussi le plus ennuyeux, un vrai pays sans histoires. Les brillants produits des séminaires et universités de l'abbé Groulx allaient nous en donner pour trente ans, et ça n'est pas encore terminé. Il n'y a pas que la revanche du Sphinx, aussi celle des sacristies, encore quand il s'agit de sacristies laïques.

 On aurait pu s'engager résolument dans la double fusion bilingue: deux 'melting pots' valent mieux qu'un, croyait M. Pearson...Son successeur avait toutefois, une toute autre idée du pays, du patriotisme, du rôle de l'Etat et des rapports entre gouvernements. Il a fallu passer quinze années, les plus 'occupées' de ma carrière, à concilier ces principes idéaux avec les réalités quotidiennes, du moins sur papier. Car sur le terrain, il en va autrement, et l'histoire se déroule à l'étranger sans souci des prétendants à la succession des 'princes qui nous gouvernent' en paroles, depuis Platon et sa République pour 'rois-philosophes'...

 Aucun intellectuel canadien-français ne s'est approché encore des Prix Nobel. Depuis la révolution culturelle des années 60, aucune explication, fictive ou philosophique, aucun système de valeurs de remplacement n'ont été proposés à partir du milieu lui-même. On a l'impression que tout a été, est toujours importé, rien d'origine... Depuis l'effondrement du petit monde de mon enfance, une confuse et parfois, stridente réclamation d'indépendance nationale traîne à la remorque des libérations d'après-guerre et des décolonisations du Tiers Monde. Mais les Africains, les Arabes et les Asiatiques qui ont acquis leur indépendance après des siècles de soumission, comme les Européens libérés des dictatures, savaient parfaitement de quelle oppression ils se dégageaient. Les assauts d'authenticité et d'intégrisme' auxquels ils se sont adonnés témoignent de leur indépendance d'esprit : de facon certes manichéenne, ils rejetaient l'étranger, ses pompes et ses oeuvres, comme un retour à leurs origines.

 Le petit monde québecois avait déjà quitté ses origines - son système de valeurs - sans s'en apercevoir, ou presque: à vaincre sans péril, sans résistance, la 'révolution tranquille' a triomphé sans gloire - et en général, cet abandon d'une perspective historique familière et bien distincte a paru tout naturel. D'ailleurs le résultat de deux consultations populaires ambigües, la première à 55% d'un bord, la seconde à l'inverse, ne réussit qu'à démontrer la confusion - et ce qui est plus grave, la division - de cette culture sans gouvernail, et peut-être heureuse d'en être débarrassée, - du moins pour moitié. Va-t-on redevenir "un peuple sans histoires", et honteux d'avoir échappé à "la grande Histoire"? Une chanson de Gilles Vigneault, c'est touchant, mais un peu court comme philosophie politique; et même comme substitut au "petit catéchisme" et à l'oeuvre de F.-X. Garneau. Peut-on fonder l'avenir d'un pays sur l'émoi passager de la moitié d'un peuple? Ne méritent-t-elles pas un moment de réflexion, ces "mauvaises pensées" de Paul Valéry sur les 'philosophies de l'Histoire' :

 " Les peuples heureux n'ont pas d'histoire. D'où s'infère que la suppression de l'histoire ferait les peuples plus heureux. Le moindre regard sur les évènements de ce monde retrouve cette même conclusion L'oubli est le bienfait que veut corrompre l'histoire. Rien dans l'histoire n'est fait pour enseigner aux humains la possibilité de vivre en paix. L'enseignement contraire s'en dégage, - et se fait croire." 

 Faute de reprendre l'enseignement de l'Histoire, et de réussir à raconter les mêmes évènements dans la même perspective à travers le pays, - "la civilisation est perspective", écrit le même Valéry, - on risque de repartir une nouvelle fois à la poursuite d'une nation idéale, à la remorque d'un héros familial, juché sur un vieux cheval de bataille: "Maudits Anglais!", traduction provinciale de l'antique "Montjoie Saint-Denis!" de Jeanne d'Arc, ou du "désir de reconnaissance" hégélien? C'est l'idée de patriotisme qui est en question, si patriotisme veut dire: choix d'un peuple ou d'un pays. Les distinctions d'ordre matériel ne répondent pas à la question, ni les différences épisodiques de l'organisation sociale: quand on pense de plus en plus aux mêmes choses au même moment, c'est de l'intérieur qu'on les voit et non plus d'un quelconque point de vue 'étranger'. L'indifférence mutuelle des Canadiens et des "Québecois" (la moitié d'entre eux) les rend peu familiers, et même étrangers les uns aux autres, quand il leur arrive de considérer la même chose en même temps... pourtant, une dernière "mauvaise pensée" de Paul Valéry - elle date d'un autre âge, 1910 - ne manque pas de me réconforter:

 "Un Etat est d'autant plus fort qu'il peut conserver en lui ce qui vit et agit contre lui." 

 Les différences culturelles (avec des réserves sur l'emploi de ce mot) sont assez évidentes; ce qui blesse, c'est surtout l'indifférence aux intérêts et aux valeurs les uns des autres. Il y avait deux candidats possibles du Canada "anglais" au prix Nobel, Northrop Frye et Robertson Davies: leur nom même était pratiquement inconnu des Canadiens français qui se prétendent 'intellectuels'. Les deux sont morts sans apologie, ni étude critique en profondeur de ce côté-là: pas de funérailles littéraires. Pourtant, Davies se reconnaissait dans la langue et dans l'esprit de Rabelais, comme dans les valeurs un peu manichéennes de St Augustin, que nos Jésuites-jansénistes - je tiens cette expression d'un de leur collègue rencontré à Washington, qui avait pratiqué nos collèges - enseignaient à la jeune 'élite' québecoise depuis deux siècles.

 "Le vainqueur apprend du vaincu" et reprend souvent, sinon ses ambitions et ses dogmes, du moins son attitude devant la vie - qui l'emporte toujours sur la formation morale. Saint Augustin est le grand vainqueur de la pensée manichéenne, qui divise systématiquement le monde en deux, entre bien et mal. Pourtant, sa Cité de Dieu s'oppose sur tous les plans à la Cité terrestre: manichéisme. De même nos Jésuites, vainqueurs du jansénisme en France, vinrent l'enseigner ici dans les plus classiques de nos collèges: détachement du Monde, rejet de Mammon, qui entraînait un professeur de morale politique à nous condamner - nous, gosses de riches, - au "secours direct", avec femmes et enfants, tant était intégral l'enseignement médiéval contre l'usure et le profit, et toute forme d'intérêt personnel aux péripéties de "cette vallée de larmes." Séraphin Poudrier - l' Avare le plus classique d'un monde paysan, était promu au rang de symbole, ou plutôt, d'anti-héros national.

 Les auteurs du Canada 'anglais' se penchaient avec amour sur les vrais maîtres de l'esprit francais, Rabelais et Montaigne - et ils apprenaient le "Parisien French"; considérant l'abîme qui se creuse de plus en plus entre la langue littéraire et la langue parlée au Canada français, je n'ai jamais eu l'indécence de leur reprocher ce choix, quand il était sincère. (Mais gare aux indifférents qui en tiraient prétexte pour dédaigner d'apprendre la langue elle-même, trop paresseux pour avouer leur incompétence! Ils ne m'ont pas plus échappé que cette Marseillaise plus vraie que nature: "Je le trouve charrmang, vôtre assent! - Le vôtre n'est pas mal non plus..."). Nos compatriotes canadiens ne songent même pas que la langue française s'apprend aussi facilement que l'anglais, à l'âge de l'audio-visuel. Les enfants français mettent quelques semaines sans douleur à comprendre le dialogue des petits personnages de Sesame Street et à l'employer couramment avec leurs camarades. Cela se fait à tout âge et dans n'importe quelle langue occidentale - pour les autres, il y faut un peu plus de temps - du moment qu'on y trouve un intérêt personnel et quotidien.

 Le commerce, mais aussi les loisirs et les divertissements communs fournissent mille points de rencontre. Il n'est pas si malaisé de comprendre la logique et le vocabulaire, quand on reconnaît les images, par exemple, les nouvelles et les débats sur 'les actualités' sportive, commerciale, musicale ou même politique et sociale. Nous en avons fait l'expérience en famille, au Liban et en Afrique, mais surtout en Italie, en Suède et en Grèce. Mais voilà, encore faut-il s'intéresser au sujet - et au regard, à la 'perspective' du voisin.

 Perspective 

La perspective du voisin

 L'Extrême-Occident ( Far-West pour les autres ) On devient diplomate par goût de l'Histoire et de la Géographie, c'est-à-dire de vivre aussi sous d'autres cieux, chez d'autres peuples. Qui a beaucoup lu d'histoires des autres, comme ces contes et légendes qu'on lisait quand nous étions petits, trouve un ton familier aux plus étranges récits historiques - et sait depuis longtemps que la réalité dépasse la fiction, car elle englobe l'imagination: toutes les images sont vraies, ne serait-ce que dans les rêveries de notre esprit. Tous les enfants aiment les histoires, certains n'aiment pas les contes de fées: je préférais les exploits d'Achille et de Pâris aux prodiges des petits poucets et Riquet à la houppe - et même à l'Histoire Sainte. Heureusement, on m'a tapé sur les doigts et rendu poli et courtois, au point de ne jamais postuler les bonnes places comme un païen: "Les premiers seront les derniers,etc...". Un garçon né avec une cuiller d'argent dans la bouche devait savoir réprimer ses appétits, qui de toutes façons allaient être satisfaits: on n'a pas de mérite à être chanceux et il est de mauvais goût de le laisser savoir. On m'a ainsi inspiré une indéracinable aversion pour les rivalités et la compétition qui - du moins en Amérique - est le levier de la vie sociale . Le lendemain de mon entrée au Ministère, j'allais être mis à l'épreuve. Ou bien on me confie la place, ou bien je m'en passe: je ne me battrai pas pour elle, surtout contre des gens qui en meurent d'envie - on ne doit pas, "cela ne se fait pas", m'avait répété ma noble mère, pour qui on devait naturellement me mettre à la toute première sans conteste!

 1957 - Mr Cadieux , qui avait été Chef du Personnel, était maintenant ‘aviseur légal‘: le bilinguisme n'était qu'embryonnaire et son avortement n'aurait surpris personne. N'empêche, le titre français de Chef du Contentieux aurait bien mieux convenu au tempérament de mon interlocuteur. "D'où venez-vous? - de Montréal - Oui oui!, mais d'où, à Montréal? - ...d'Outremont - Ah, on ne vous en voudra pas! Moi, voyez-vous, je viens d'Ahuntsic!"...et d'enchaîner, sur la dure compétition que, même dans cette société polie du Ministère, il faudrait affronter, et surtout les petits Canadiens-français d'Ahuntsic et de la Province... Mais je savais déjà à quoi m'en tenir: la veille, j'avais été convoqué par son successeur au Personnel. Celui-ci tenait en sa main les résultats du concours d'entrée: "Tiens, vous avez bien réussi, particulièrement à l'écrit; je crois même que vous avez été le meilleur...des Canadiens-français; moins bien à l'oral, cependant." Tout cela, dans un français "châtié" - c'était le cas de le dire. Mon type avait enchaîné, lui, sur le thème: "Vous devez apprendre non seulement à lire, mais à écrire, parler et penser en anglais: c'est la langue de travail du Département." avait beau pouvoir s'exprimer lui-même couramment en cinq ou six langues, cet homme à la cervelle d'oiseau ne se rappelait même pas que j'avais passé mon oral - devant lui - à Washington, et en anglais: j'étais depuis un an à l'université de Georgetown en études de maîtrise ! Finalement, je crois bien que c'est cet accueil si maladroit en son arrogance inconsciente qui m'a empêché d'abandonner le jour même, une partie si mal engagée, aux dés pipés: je ne venais pas faire concurrence à des bureaucrates, je m'embarquais dans une Carrière étrangère, où le français est toujours aussi utile que l'anglais. S'ils étaient incapables de me lire, tant pis; des fonctionnaires soucieux de tels enfantillages étaient moins sérieux que les Américains de Georgetown, qui eux, savaient au moins à qui ils parlaient et de quoi il s'agissait...et parmi lesquels je m'étais tiré d'affaires sans m'essouffler, fort de mon expérience de la mentalité jésuite et des "humanités" classiques.

 Washington, en 1955-57, au moment de Suez et de Budapest, c'était Rome, capitale d'Occident; à côté, Ottawa,n'était qu'une ville de province, regrettant la mort d'un monde colonial et orpheline de l'Empire britannique, sa "mère-patrie"...Je me suis dit une fois pour toutes, qu'être traité en étranger dans mon propre pays n'avait rien de surprenant: ceux qui me parlaient ainsi ne s'y sentaient vraiment pas chez eux non plus. Bien entendu, quand l'exil commence à domicile, on ne va pas avoir honte de partir pour l'étranger et tant pis pour ceux qui en ont contre les mercenaires.. ils n'ont qu'à se trouver une patrie tout seuls, comme ces millions d'immigrants qui donnent aujourd'hui des leçons de canadianisme à ceux qui ont inventé le mot, il y a plus de deux cents ans, du temps de la Guerre de Sept Ans, de Voltaire et de Montesquieu...

 Cette attitude mentale peut paraître surannée aux amateurs d'histoires strictement contemporaines, d'union nationale opposée à l'unité nationale, de révolutions tranquilles et d'indépendance dans l'association; mais je constate qu'il est donné à chaque époque de bonnes raisons de combattre: c'est bien ce que pense l'humanité en général, puisqu'on peut dénombrer une quarantaine de conflits annuels, depuis six mille ans qu'on écrit l'Histoire. J'ai entendu le Président Houphouët-Boigny, murmurant de sa voix de bonne soeur - au collègue africain plus jeune qui l'interrogeait "Dis, Houphouët, toi qui es né entre les deux guerres...- Et qui n'est pas né entre deux guerres..?". Ceux qui ont atteint l'âge de raison entre 40 et 45, qui ont vu leurs oncles partir à la guerre, et ce grand'père qui suivait anxieusement sur la carte l'évolution des armées du monde libre et celles de la barbarie, ceux-là ont pu apprendre très tôt deux choses: que la géographie n'est pas que celle du Tendre, et que "le feu tue", comme disait le Maréchal Pétain, si respecté à l'époque. Ces enfants de la guerre en ont le plus souvent conclu avec leurs parents d'ici "...de telles horreurs jamais ne se passeront chez nous". Mais si par hasard, on avait un Ulysse dans sa famille, revenu plein de gloire et de fumées, dans un monde d'intérêts quotidiens plein d'oubli, on a parfois recueuilli ce sentiment que certaines choses se défendent au prix de la vie, quoiqu'il en coûte, car tout ne tient qu'à un fil, comme disaient à la fois Kenneth Clark et Paul Valéry. Il est tout de même plus intéressant de s'inquiéter du sort du monde que du prix des carottes ou du résultat de la prochaine saison de hockey et de la prochaine élection provinciale. Du moins est-ce ainsi que j'ai fini par voir les choses de la vie; malgré les guerres, ou peut-être. de manière perverse, à travers elles, avec une irrésistible attirance vers ces mondes où l'on se livre à de grandes querelles pour faire de grandes oeuvres, des oeuvres immortelles, qui ont survécu aux fusils et qu'on doit continuer de garder contre toutes les machines.

 Je me rappelle la colère de mon grand'père à la nouvelle de la ruine du Mont Cassin: prétendaient-ils, ces cowboys, défendre la civilisation en la détruisant? La même révolte devant l'hystérie américaine au Vietnam aura fait grand tapage: on ne sauve pas des villageois au napalm,... mais on avait déjà réagi ainsi en Normandie, au moment de la Libération: "..les Anglais, au moins, ils bombardaient en rase-mottes, tandis que ces trouillards d'Américains nous arrosaient n'importe comment de dix-huit mille pieds!". Au Mont-Cassin, il n'y avait pas de civils, qu'un monastère; mon grand-père appartenait à un "Tiers-ordre" et pour lui, la civilisation c'était avant tout la Chrétienté . Mais est-il si sûr que son patriotisme s'arrêtait là? Mon oncle son fils qui partit faire la guerre, aurait aussi épargné la Vénus de Milo, j'en suis sûr; et je ne crois pas que le père ni le fils aurait applaudi la destruction d'un temple shintô; ils sont morts tous les deux aujourd'hui, et la question demeure suspendue aux lèvres de l'enfant que j'étais: pour quoi vaut-il la peine de mourir et donc, de vivre? L'évangile répond simplement: "pour ses amis." Pour leur souvenir aussi, pour cette oeuvre qu'ils ont faite et pour les paroles auxquelles ils croyaient ? Quand on répond Oui, c'est qu'on a le "sens" de l'Histoire, ou simplement le goût des légendes: combien d'enfants préfèrent les saints aux héros? - et combien parmi les "grandes personnes" qui leur racontent ces histoires édifiantes ou exemplaires ?

Un jour, mon mentor m'a dit :" Quand on est devant des enfants, il faut toujours se rappeler qu'un tout petit, ça n'a qu'une bouche - mais deux yeux, deux oreilles et deux mains." La bouche pose parfois des questions, surtout au théâtre ou à la télé; mais le plus souvent, ce sont les yeux qui saisissent le geste et les oreilles qui entendent - à travers les mots - la réponse qui venait du fond du coeur. Ces histoires de guerres lointaines que j'ai surtout retenues de l'Histoire qu'on nous enseignait, c'est grâce à un homme courageux et à son père; c'est leur action qui m'a enseigné, comme les vieux Romains, que dulce et decorum est pro patria mori. Reste à situer sa patrie. La libération de ce petit monde paroissial, de la société d'enfance, je l'avais ressentie à mon premier voyage en Europe, à l'été 1950; je l'ai retrouvée à Georgetown dès 1955, mais c'est en débarquant à Naples en mai 59, que je me suis retrouvé en pays familier, avec les bébés que s'arrachaient les 'facchini' du port, les bagages tout neufs - et toute une Carrière enfin démarrée. On allait me payer durant trente ans pour satisfaire ma curiosité et la réalité allait dépasser sans effort mon imagination studieuse: en somme, une vie de rêve aux frais de la princesse; et pourtant, ce qu'on appelle une vie 'active'. Au cours des années de pénitence, celles qu'il faut passer à Ottawa, j'ai appris, malgré moi, comment maintenir tant bien que mal un système d'origine britannique - fondé sur la responsabilité publique des classes 'distinguées' ("Yes Minister" et "Plain speaking") - au milieu d'une multitude de plus en plus bigarrée, et de plus en plus imperméable aux rappels historiques.

 Aujourd'hui, les Canadiens de partout semblent préférer se retrouver au crochet des Américains plutôt qu'entre eux: quelle est la différence 'culturelle' entre un Canadien et un Américain, du moment qu'on met les intérêts et les loisirs ensemble, et qu'on remise le passé et les anciennes patries - aux oubliettes? 

Guichardin: la diplomatie de la Renaissance , ou, des guerres de Religion à la guerre Froide

 Quel plaisir aussi, que d'avoir affaire à des maîtres européens, gavés d'histoire et de révolutions classiques - aux conséquences bien matérielles et même, géographiques! Mon chef d'atelier en droit international était un Doktor-Professor juif-allemand, qui avait combattu en 1917 dans l'armée ottomane de Palestine, avant de passer successivement de l'université d'Heidelberg à Oxford, puis Harvard, pour finir à Georgetown (il est mort en 1957, j'étais encore à Washington); son chef-d'oeuvre était une monumentale étude de la dissolution de l'empire austro-hongrois : "State Debts and State Succession". J'espère qu'on la trouve encore dans quelque bibliothèque universitaire, au profit des pays du Danube et de la Mittel-Europa.

 Le professeur d'histoire de 'la pensée politique', catholique rhénan marié à une prussienne, avait été député du Zentrum (démocrate-chrétien) au parlement de Weimar; Hitler l'avait expédié au camp de concentration : il avait 55 ans et en paraissait 75. Son ouvrage sur la pensée politique, avait pour aboutissement l'apologue de la fraternité que je reprends à mon compte. Le prof. Rommen se défendait de prêcher "la Liberté" idéale, comme but final de la vie politique: nos libertés, il les voulait plurielles, un exercice de comptabilité et non un assaut d'éloquence. C'est lui qui observait que "certaines quantités, en changeant, transforment la qualité: mieux vaut subir dix Mussolini que de subir un seul Hitler ou Staline; naturellement on souhaiterait ne jamais avoir affaire qu'à des milliers d'Eisenhower, plutôt qu'à aucun de ces tyrans"; ou encore, "la propriété privée du citoyen américain, de nos jours, n'est plus une maisonnette au fond du paysage...mais ces actions de General Motors qu'il tient dans sa main."

 Il y avait aussi un ancien diplomate polonais, qui nous parlait du temps de la Société des Nations avec tant de nostalgie - celle des derniers citoyens romains arrachés à la vie civilisée par les dernières invasions barbares - que, ma foi, il nous aurait presque persuadés rétrospectivement de l'efficacité de l'organisation internationale...

 Enfin, le professeur d'histoire diplomatique (j'ai étudié surtout 1870-1914, où l'on apprend tout des Balkans, de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine), à la vie tragique, comme une opérette qui finit mal, comme l'Histoire elle-même qu'il nous racontait: hongrois, précepteur-désigné de la famille impériale des Hapsbourg, il avait perdu son emploi à Sarajevo, son bras droit à la guerre et sa patrie à Versailles; depuis ce temps, il n'avait jamais plus parlé le français. Voilà comment je conçois l'enseignement de la vie et de l'histoire humaine; et voilà comment j'ai voulu pratiquer la diplomatie, le plus beau métier du monde, sinon le plus ancien - et pour toujours, le plus nécessaire.

 D'ailleurs, à Georgetown, j'avais déjà eu la chance d'étudier sur place, et sur base comparative, le plus complet répertoire de systèmes politiques, depuis l'Antiquité jusqu'aux totalitaires dernier cri et aussi depuis les empires traditionnels jusqu'aux projets idéalisés par Woodrow Wilson et ses successeurs - entre deux crises d'isolationnisme. Selon les jours, ceux des Sénateurs McCarthy et Knowland, ou bien ceux d'Eisenhower et de John Foster Dulles, on se trouvait emmurés dans la "Fortress America" (qui est une mentalité autant qu'une chimère) ou bien naviguant sur la Mer Rouge et la Méditerranée à partir de la vraie nouvelle Rome, incertaine de sa vocation impériale.

 C'est là que j'ai appris que, pour organiser la vie des autres, il faut d'abord s'en compter responsable, en paix comme en guerre: les débats et rivalités de partis sont après tout des substituts : "better jaw-jaw, than war-war," a dit Churchill, pourtant le plus pugnace et impérial des leaders britanniques. Les prescriptions de "bon gouvernement" ne servent qu'à ceux qui veulent être utiles - et pas seulement célèbres à la Andy Warhol. Depuis Machiavel, combien d'intellectuels ont échoué au pouvoir? Aussi ai-je préféré la lecture du Guichardin: moins primesautier, mais plus consistant, son vin est moins pétillant, mais de plus longue mâche: c'était un homme de terrain et non un stratège de cabinet.

 En relisant Shakespeare et Guichardin, nous frappe le caractère semblable des deux époques, la leur et la nôtre: guerres de religion, mais aussi triomphe de la raison d'Etat sur la foi; humanisme réfractaire au dogme, mais aussi l'optimisme rationaliste déjà battu en brèche par l'empirisme scientifique; enfin, chez Rabelais, Boccace et Montaigne: l'ironie, refuge stoïcien des "sceptiques", le grand et commun royaume de l'homme dubitatif: Shakespeare est cousin de Montaigne, dont la réflexion est celle d'Hamlet. Une citation du poëte anglais John Donne exprime ces rapprochements d'esprit: "Tout en pièces, toute cohérence perdue.. "Prince, sujet, père, fils, sont choses oubliées..."

 Le monde de ces agnostiques n'est-il pas aussi celui de L.B. Alberti et de Christophe Colomb, découvreurs d'un monde nouveau, monde étranger à la civilisation chrétienne, en même temps que des formes préchrétiennes? Les révolutions et les guerres contemporaines, de Lénine, Hitler et tous leurs émules, vont plus loin que Machiavel et son Prince, par la technique, la puissance et le nombre - mais pas par la pensée. Le manuel de relations internationales qu'on nous proposait à Georgetown en 1955, celui du Professeur Hans Morgenthau, "Power Politics", simplifiait la "science politique" autant que "Le Prince", jusqu'à oublier tout "esprit de finesse", aurait dit le chrétien Pascal.

 D'ailleurs Francis Bacon avait déjà ramené la logique impitoyable du rationalisme scientifique à plus de finesse - en énoncant une version humaniste du "principe d'incertitude":
"L'entendement humain est comme un miroir faux, qui, recevant les rayons irrégulièrement, déforme et décolore la nature des choses, en y mêlant sa propre nature." 

 On croirait entendre Freud ou Karl Popper . Guichardin a passé sa vie professionnelle, ambassadeur et représentant des papes, à observer amèrement que les Borgia et Della Rovere - Alexandre VI et Jules II - se conduisaient aussi machiavéliquement que les Malatesta ou Sforza: comme des princes à la Machiavel, avec cette différence qu'ils se croyaient protégés aux yeux des séculiers par une foi que leur action dénaturait. La Réforme et ce qu'on a appelé les guerres de Religion ont sanctionné ce scandale politique autant que le commerce impie des Indulgences. On est malvenu de blâmer uniquement les fastes des papes Médicis, l'insouciant Léon X, qui reçut en 1517 la déclaration de guerre de Luther et le malheureux Clément VII, dont la puissance temporelle fut honteusement abattue - et Rome mise à sac - par les lansquenets barbares de l'empereur catholique Charles-Quint. (Dire que Kissinger prend le Cardinal de Richelieu pour inventeur de la division de l'Eglise et de l'Etat..) On entend encore le soupir désespéré de Macbeth:
 "...tout cela, bruit et fureur sans aucun sens."

 Le curieux de notre éducation en humanités classiques était cet accouplement d'une foi dogmatique avec son histoire bafouée, de l'esprit médiéval et de la rationalité cruelle de la Renaissance. L'Index interdisait la lecture des sceptiques autant à Rome qu'à Moscou: on interdisait Montaigne, en discutant Machiavel comme le maître de la "science politique" - avec de savantes disquisitions sur son amoralité, comme les Jésuites ont appris à faire depuis leur fondation au service du Pape, sans états d'âme sur la moralité de Saint-Pierre: ils laissaient celà à Guichardin ...et à Shakespeare, dont aucun Index ne peut venir à bout. Puissance de l'Art sur l'esprit humain! Si nous n'avions pas ce monde de l'imaginaire pour rétablir l'équilibre des idées et des réalités, nous serions tous fanatisés par quelque exercice de la Raison abstraite et sans réplique. On sait jusqu'où a conduit cet exercice déréglé du raisonnement politique, économique et juridique depuis Machiavel et De Groot (Hugo Grotius, le maître classique du droit et de l'organisation internationale, contemporain des Princes et des découvreurs de ce qu'on appelle maintenant le Tiers Monde), mais surtout depuis l'invention de la guerre totale et permanente, avec les idées de Hobbes traduites en techniques par Clausewitz, il y aura bientôt deux siècles.

 A Washington en 1956 , on pouvait voir s’étaler la confusion de la politique internationale de ce style, aux séances du Congrès américain et de ses commissions permanentes, par exemple aux visites d'Anthony Eden - qui agitait avec détermination un poignet efféminé - et de Guy Mollet, convoqués tour à tour pour s'expliquer sur leur rôle dans la crise de Suez. Ou bien ces explications n'étaient pas convaincantes, ou bien elles l'étaient trop: on allait aboutir à un désastreux malentendu qui verrait les Etats-Unis - défenseurs 'urbi et orbi' du monde 'libre' - rangés aux côtés des Soviétiques, pour sauver Nasser et condamnant ensemble Israéliens, Français et Anglais, leurs meilleurs alliés. Désormais, la hiérarchie de la puissance prenait le pas sur la communauté d'esprit.

 J'ai aussi entendu John Foster Dulles, déjà empêtré dans ses débats avec Nasser à propos de la nationalisation du Canal, obligé de défendre la politique d'esclavage des Séoudiens, pour prix des bases américaines à Dahran et ailleurs. Inutile de dire que Dulles apparaissait à cette époque comme la réincarnation d'un pape de la Renaissance, allié tour à tour du Roi de France et de l'Empereur, obligé de se servir de César Borgia pour se maintenir en Romagne contre le voeu des populations ou des podestats de la région. Peut-on se surprendre de l'ironie et de l'animosité provoquée par le penchant du Secrétaire d'Etat à sermonner constamment ses alliés européens de toujours, avec ses "agonizing reappraisals" et ses voeux de "rollbacks" de l'Armée Rouge, au moment de Budapest et de Suez, alors qu'il se retrouvait du même côté que Krouchtchev et Nasser, allié "objectif" des ennemis de l'Occident? Ses acrobaties verbales et diplomatiques ne lui épargnaient aucune insulte: il incarnait l'hypocrisie de l'empire qui se déclare protecteur de la vertu et de la civilisation en sauvant la peau des Barbares, comme ces Empereurs Hohenstaufen du Moyen Age, qui négociaient avec le Turc en proclamant la croisade contre lui. Les confusions de la rhétorique et du raisonnement politique sont quotidiennes, quand l'Histoire déroule ses tragi-comédies sous nos yeux: on s'était endormi dans la bonne conscience du juste, on s'est réveillé dans le lit de l'adultère impérial, tout surpris d'en être arrivé là, avec les meilleures intentions du monde, en flagrant délit de césarisme incestueux...On s'était couché avec la Civitas Dei et le Jus Gentium en mains et on se réveille tête-bêche avec Marx, Hobbes ou Mahomet! 

Ces infortunes de la virtù politique se reproduisent à toutes les époques et à tous les échelons. Notre éducation s'est voulue classique et romantique, dans un monde qui parle en créole et en jargon technique: difficile de parler haut et clair. Cela laisse la voie libre aux petits Machiavels de banlieues ou de boulevards, désireux de parvenir au succès, aux cordons de la bourse et à la "stanza dei bottoni", comme dira Pietro Nenni, le survivant italien de tous les Fronts Populaires des années Trente, Quarante et Cinquante.

 On annonce qu'on va sauver le pays et sauver le monde - et on se retrouve empêtré au milieu d'un club de technocrates, maniaques de la "gestion" de tout, "ressources financières, naturelles et humaines", sans longanimité (mot désuet), mais l'oeil fermement fixé sur le prochain trimestre et la prochaine élection, ou tout simplement sur la prochaine promotion...Le souci de la rationalité à tout prix n'est pas plus intelligent que l'idéalisme fanatique et un peu plus d'aventures historiques, depuis la crise du Vietnam et de l'Alliance dans les années soixante, celle dite, "du pétrole" des années soixante-dix, ont tristement sonné le glas en Occident, des Trente Glorieuses et de la Croissance générale et continue, et aussi la fin de l'Etat-Providence. On se croyait tout permis, du moment qu'on était mandarin, mais la gestion a tourné à la banqueroute et à la déconfiture des "whizz-kids". Ils se récupèrent maintenant au Sénat, ou bien à l'un de ces postes qui sont "comme les livres de la bibliothèque : plus ils sont haut placés et moins ils servent". Un ambassadeur ami m'a un jour remis un petit cendrier qui porte ce dicton, adressé aux fonctionnaires en manque de promotion.

 Deux Hommes de l'Histoire inattendus

 En revanche, combien j'ai admiré le Président Truman et le Général de Gaulle - tous deux excommuniés par tous les intellectuels de gauche comme par les gens d'affaires publiques et privées - ces chefs qui proclamèrent dès l'abord, dans un langage clair et compris de tous, leurs objectifs - qu'ils ont réalisés ensuite, autant qu'on les a suivis. Ainsi du discours inaugural en quatre points du Président Truman, dès son élection de 1948: l'ONU, l'Alliance, le Plan Marshall et ce "Point Four", départ de la coopération au développement du Tiers Monde. Ainsi du discours de Bayeux de 1946 et de celui de 1958, quand De Gaulle annonçait son intention de "refaire la constitution, rétablir les finances, réunir ce qui fut l'empire et reprendre son rang". C'était le langage de deux "hommes de l'Histoire" à double titre: parce qu'ils l'avaient étudiée et qu'ils savaient la faire au bon moment, soit en cravachant une monture revêche, tentée de se complaire dans son isolement dominateur, comme Truman, pour lui faire accepter son rôle mondial; soit comme De Gaulle, en plongeant résolument à contre-courant du découragement et de la décadence, pour remettre à flot un vieux pays divisé et à la dérive. Les théories et les idéaux politiques sont inutiles - et même nocifs - quand on ne sait pas y joindre la réflexion sur les expériences historiques. Et surtout le courage de dicter un devoir et un effort.

 L'art "abstrait" dont la vogue a été presqu'exclusive après-guerre, a débouché sur la banalité géométrique et l'abandon de l'imagination; or, créer des images, c'est plutôt difficile sans le concours des images réelles - cela tourne rapidement à la solitude de l'esprit, "assis sur la quiétude incestueuse de sa différence essentielle", pour reprendre la somptueuse condamnation du poëte. Il faudrait tout de même que les "sauveurs du monde" comprennent d'abord ce monde qu'ils veulent conduire - vers quoi? - et s'il a le goût d'y aller. Il n'y a pas que des Macbeth ou des rois-philosophes au pouvoir: le monde veut parfois aller ailleurs, parce qu'il a confiance - pour un moment - en un chef qui lui propose exactement le contraire du laisser-aller. Le Plan Marshall, a dit Churchill, a été "the most unsordid act in human history", à contre-courant de l'avarice traditionnelle des Etats de la Raison; acte, pourtant, non seulement généreux mais éminemment raisonnable. Comme pour le rétablissement de la République française au nombre des nations exemplaires, reconnue de Téhéran à Phnom-Penh et à Mexico, le secret repose - je crois - en un mot: confiance. Les agissements quotidiens des gouvernements despotiques peuvent susciter l'hystérie; ceux des démocraties - Parlements, Congrès, réunions partisanes - suscitent souvent le mépris et le découragement. Je considère l'art de gouverner comme le plus grand art du spectacle; quand j'y vois un acteur qui a la présence, la sincérité et ce qu'on appelle l'intégrité - c'est-à-dire, une personnalité vraiment concentrée sur le devoir d'Etat - et bien, j'applaudis. La critique des cuistres viendra toujours; la critique d'admiration est celle qui redonne confiance en notre humanité.

Au moment où j'ai quitté Georgetown pour entrer à Ottawa, dans la Carrière plutôt que dans la capitale, le choc de Suez et Budapest propageait encore les ondes du désarroi occidental: Mr Pearson allait recevoir le Prix Nobel; c'était pour avoir inventé le moyen de "geler" un conflit avant qu'il ne dégénère. Calmer les esprits, surtout entre alliés naturels, en attendant qu'ils se réconcilient de part et d'autre de l'Atlantique et se réconcilient avec une organisation des Nations-Unies désormais hostile à l'Occident en de fréquentes occasions: cela,autant que la guerre froide et la décolonisation du Tiers-Monde, allait constituer la grande part de l'activité diplomatique des trente années suivantes.

 La fin de la guerre "froide" a heureusement soulagé l'humanité entière de l'épée de Damoclès qui est restée suspendue au-dessus de nos têtes durant toute ma carrière. On peut dire que l'invention de notre Prix Nobel a bien servi. Mais pour autant de conflits "gelés", autant de problèmes à résoudre. La planche à pain a changé, mais il y a toujours du pain sur la planche. Autrement dit, dans le langage qu'on apprenait à la Bibliothèque du Congrès, "la fin de l'Histoire" n'est pas pour demain. L'Apocalypse n'a pas eu lieu et nous n'en sommes donc pas encore au Jugement Dernier. Une idéologie enterre l'autre, et il n'y a rien de tragique à savoir que nous assistons toujours à des funérailles d'idées: Aristote déjà enterrait Platon, puis Thomas d'Aquin a enterré Augustin, Hobbes a enterré Machiavel quand le Léviathan a succédé au Prince (les Rois de droit divin ayant succédé aux petits podestats des cités-Etats); mais le triomphe de la "Glorious Revolution" en plein siècle de Louis XIV (1688-9) avait ravivé la claire séparation du trône et de l'autel, du sujet et du libre citoyen: le livre de John Locke formule un Contrat Social historique, bien plus simple et acceptable que celui de Rousseau; j'y retrouve le pragmatisme qui a fondé nos libertés démocratiques sur un terrain réaliste, solide et sûr. J'avoue que je n'en connaissais rien avant que le Dr Feilchenfeld me donne cette date parmi les trente dates mémorables de l'Histoire. Encore aujourd'hui, cet exploit de l'Angleterre classique est offusqué par le spectacle du Roi-Soleil; mais l'histoire des idées politiques ressemble en cela à celle des arts: elle va souvent à contre-courant de la mode et de la publicité. Les "publicistes", comme on disait à l'époque, n'avaient pas l'éclat des chroniqueurs, "légistes", ou "historiographes", c'est-à-dire, des propagandistes du monarque "de Droit Divin", cette absurdité historique, ou plutôt mythologique - mais en fait, ils avaient gagné la partie sur le terrain isolé d'une nation excentrique.

 La Révolution a ouvert un véritable charnier des théories des Lumières, avant de passer la main d'un côté à Hegel et Marx, de l'autre à Tocqueville, moins bruyant, mais plus durable, comme, de mon temps, j'ai vu que Raymond Aron avait enterré Jean-Paul Sartre. A cette histoire des idées, j'ai toujours trouvé indispensable de joindre celle des faits vécus; ça n'est pas facile, on a rarement le temps de réfléchir et depuis mon départ de Georgetown jusqu'à ma retraite, je ne me suis pratiquement posé de questions de principe, qu'en vacances...mais d'un autre côté, comme disait mon bon ami Tana, "a change is as good as a rest", et les voyages obligés, les déménagements et les périodes d'adaptation au nouveau séjour - le sel de la vie diplomatique - étaient autant de congés. Tant bien que mal, au fil des ans, j'ai poursuivi la réflexion politique qui avait formé l'essentiel de ma vie à Georgetown, dans la capitale du monde de la libre pensée.

 Or cette pensée du monde libre est essentiellement perplexe. On voit les problèmes que le réalisme politique posait au Secrétaire d'Etat John Foster Dulles; ce presbytérien moralisateur se surprenait lui-même constamment dans des agissements et des arguties à l'envers du "bon sens"; plus tard, Henry Kissinger aura plus de brutalité dans ses attitudes de "Realpolitik" - mais aura-t-il plus de pouvoir ou d'influence? Ses actes spectaculaires lui vaudront un Prix Nobel de la paix - conjointement avec un type qui allait la conclure par la conquête complète du terrain disputé. Là aussi, l'ironie est facile: le bon Professeur Kissinger, auteur du plus récent traité de Diplomatie, est aussi le plus classique des auteurs. 

Henry Kissinger a écrit le livre Diplomacy en une période durant laquelle il a sans doute très peu dormi. Son style s'en est ressenti car on dirait la démarche d'un somnambule. Il revient à la technique d'analyse qui l'avait si bien servi pour rédiger sa thèse, celle qui décrivait non un nouvel ordre mondial, mais un ordre séculaire restauré.

 Ce somnambule sait marcher droit au but, même si ce but est le bord du balcon. Installé sur le bord de son balcon, c'est-à-dire au balcon de l'Histoire, pour parler comme son maître à penser Raymond Aron, notre brave Henry passe ainsi en revue toute la suite des péripéties vécues par les grandes puissances depuis Richelieu jusqu'à Bill Clinton, en distribuant les bons et mauvais points à gauche et à droite, en déduisant les causes des résultats, comme le veut la bonne vieille logique des historiens diplomatiques et cependant, sans aller jusqu'au jugement-minute rétrospectif des commentateurs à la mode.

 Au contraire, il va et vient de Richelieu à Richard Nixon, pour illustrer la permanence de la géopolitique à travers les âges, ce qui aura précisement le très grand attrait - pour lui - d'irriter tous les commentateurs à la mode, du moins ceux qui n'ont pas les mêmes vastes connaissances historiques que lui. Avant d'applaudir sans restriction toutes les prouesses historiques de notre somnambule, toutefois, il convient de signaler les quelques lacunes de sa fine analyse - hé oui, Henry rêve parfois, lui aussi ! - par exemple, l'attribution systématique au Cardinal de Richelieu de ce jeu de mots célèbre: la Raison d'Etat. Tout le monde sait pourtant, que la chose, c'est-à-dire la politique de puissance - ou, comme HK le dit, la "géopolitique" - est pratiquée par les Princes depuis qu'il existe des Etats organisés: depuis que le grand Thémistocle lui-même, héros des Guerres Médiques, vainqueur des Perses à Salamine, alla leur offrir ses bons et loyaux services au moment même où il préparait leur déconfiture! D'ailleurs, il sait parfaitement - à moins qu'il n'ignore l'Histoire de France - que le premier prince francais à s'être allié aux Ottomans n'a pas été celui du grand Cardinal, Louis XIII, mais le brillant prédécesseur de celui-ci, François Ier. Un siècle de retard, c'est beaucoup, très cher Henry: François Ier était contemporain de nul autre que l'auteur du "Prince", Niccolo Macchiavelli soi-même, celui qui a réinventé la fameuse Raison d'Etat...

 Sur la Diplomatie, il avait dix ans plus tôt, avoué dans ses Mémoires,qu'une fois lancé dans l'action, "on n'apprend plus rien," puisqu'on n'a plus le temps de réfléchir, seulement celui de calculer et d'argumenter. Ceci porte facilement les professeurs à plein temps à chercher à le faire à sa place et au même rythme des évènements, se dispensant de théories et même, à la limite, de toute pensée politique personnelle: le même rôle que jouent les critiques de théâtre, à chaque nouvelle première.

 Et, par exemple, Woodrow Wilson, ...à qui ne rappelle- t-il pas Platon ? L’idéalisme politique est du même âge que le réalisme...Wilson, apôtre de l’autodétermination des peuples, en même temps que de la Société des Nations, se vit forcé de renoncer à la publicité des négociations à Versailles et tint quotidiennement, pendant des semaines , des conciliabules secrets avec Lloyd George et Clemenceau, pour redessiner la carte de l’Europe, d’où les Empires territoriaux - Autriche-Hongrie, empire des Tsars et empire Ottoman - avaient disparu, laissant des frontières indécises entre nations nouvelles ou vieux peuples ravivés, ex-alliés ou ex-ennemis, tous irrédentistes et avides de lebensraum...Tout cela pour rien, d’ailleurs...car, dès sa rentrée à Washington, il dut affronter une réalité bien différente de son idéale Société: une nation isolationniste et déterminée à rentrer chez elle, comme si ce ‘splendide isolement’ était encore de saison, au siècle des guerres mondiales. Il fut même obligé de s’engager dans une intervention directe à l’autre bout du monde, et d’envoyer des soldats à Archangelsk et Mourmansk, dans un empire russe en déliquescence. Cette équipée inattendue a au moins donné quelque chose: le plus beau livre d’histoire diplomatique du siècle, celui de George Kennan, diplomate modèle, sur les relations américano-russes de 1917 à 1921 !

 Déjà à Georgetown, j'avais constaté que des collègues rédigeaient leur thèse de doctorat pour le compte de l'un ou l'autre des Départements ou des agences de Washington. Il y a des risques considérables à confier des recherches opérationnelles à des théoriciens. Les prévisions stratégiques - fondées sur le calcul toujours recommencé du rapport des forces matérielles - les amènent insensiblement, mais aussi irrésistiblement, que feu JF Dulles, à jeter leurs commanditaires dans des situations absurdes, comme à fuir Beyrouth ou la Somalie, devant des bandits de grands chemins à l'armement négligeable (mais combien redoutable, quand des fanatiques sont prêts à l'employer même au prix du suicide). Cette étonnante propension de toutes les tribus du globe à donner leur vie pour des chimères, au mépris de tout bon sens, renversera toujours les plus savantes constructions des penseurs en cabinet: les "war games", ou les championnats sportifs, il faut les avoir vécus sur le terrain pour en apprécier la lourde part de hasard et d'irrationnel, donc d'inattendu. Comme l'a dit John Maynard Keynes:" It is never the unforeseen that happens; it is always the unexpected " (cela ou le contraire). J'aurais recommendé une revue statistique des évènements imprévus et de leurs coûts moyens sur cinq ou dix années passées, avant de fixer les prévisions budgétaires des affaires étrangères: mauvaise pensée qui ne sera qu'une fois subrepticement mise en pratique, - et jamais formulée sur papier, car les bureaucrates n'aiment pas avouer leur imprévision et les politiques préfèrent oublier à mesure leurs propos de la veille...

 Paul Valéry disait que les seuls vrais traités sont ceux que l'on conclut "entre les arrières-pensées". Encore faut-il en avoir soi-même, pour reconnaître la profondeur de celles des autres. Avant de célébrer les funérailles définitives de la pensée politique, avec celles des idéologies des deux derniers siècles - ces "idées chrétiennes devenues folles", selon l'expression de GK Chesterton - il faut constater certaines constantes historiques, dans l'histoire de la vie quotidienne. Les enfants voient les funérailles de leurs parents, les hommes politiques celles de leurs ambitions, les peuples celles des empires et de leurs ambitions nationales - qui ont pourtant la vie dure et les funérailles sanglantes. Près de nous, qui agonise en se donnant l'air de triompher? Il est tout de même important et utile, d'apprendre à discerner dans les conflits du jour, de quel côté penchera la Victoire douteuse - et la Justice aveugle. C'est un avantage inestimable de savoir apprécier le moment même où le destin bascule. Le drame shakespearien, déclencheur de notre méditation, tire toute sa saveur - outre le lyrisme de son langage - du mystère qui persiste autour de ce moment tragique, la 'minute de vérité', où le héros, Othello, Macbeth, Hamlet, comme jadis Oedipe, va basculer dans l'irréparable - moment qu'aucun historien futur ne fixera au même instant que les autres. C'est l'instant secret de la décision du héros: il passera à l'acte et sera entraîné fatalement vers un dénouement qui détruira sa liberté en apparence; mais le drame, c'est celui de son choix, formé dans le mystère de son coeur.

 Le Général de Gaulle dit à Malraux: "L'Histoire peut justifier la vie, elle ne lui ressemble pas", et celui-ci répond "...comme la peinture...". Il aurait pu aussi bien dire "...comme le théâtre." Toute éducation, comme toute lecture des drames et des oeuvres d'art, ressemble à la constitution idéale de ce vieux renard de Talleyrand: "courte, obscure et ambigüe" . On n'a pas trop de toute sa vie pour se forger un outil de jugement. L'utilité, l'action, ont leur fin, mais la gymnastique des "petites cellules grises" se poursuit: école de sagesse, où chacun refait ses classes sans arrêt, parfois inutilement, au rythme des évènements, avec une curiosité toujours renouvelée, car qui peut dire quel destin ironique auront nos meilleures idées?

 Les deux Révolutions: Raison et Romantisme des Lumières

 A Georgetown, il n'y a qu'un examen où je n'aie pas obtenu la meilleure note: un essai impromptu sur le thème de "deux penseurs romantiques: Burke et Rousseau." Ce B+ sur ma feuille de route vers la maîtrise m'est resté sur le coeur. "Vous n'avez pas apprécié Rousseau", me commenta le maître. Il avait raison: je n'avais pas eu la patience de lire le Contrat Social en entier - et j'avais évité tout contact avec les romans et les Confessions. Ma lecture du Contrat avait été moins longue que celle des Réflexions de Burke sur les deux Révolutions, l'américaine et la française. J'éprouvais une répugnance instinctive pour les apologues et les idylles de Jean-Jacques: la Nouvelle-Héloïse, l' Emile, le Vicaire Savoyard et tout ça: les Rêveries m'inspiraient un dédain égal au respect que m'inspirait la parole courageuse de Burke, prenant au Parlement la défense des rebelles américains et de la monarchie française. On est toujours disciple de Platon ou d'Aristote, idéaliste ou réaliste. On veut refaire table rase ou bien s'arranger de son mieux dans le monde tel qu'on le trouve, on veut convertir l'Humanité ou bien vivre le mieux possible avec les contemporains qu'on a.

 Il est paradoxal que Burke soit considéré comme le grand'prêtre du conservatisme chez les libéraux - c'était un whig - car son soutien à l'émancipation américaine le désigne au moins comme réformateur des institutions britanniques. Mon essai, fondé sur une bien sommaire connaissance de ces deux philosophes - deux auteurs interminables - était voué à la critique d'humeur et à l'expression d'un tempérament, plutôt qu'à une savante exégèse. J'y tentai d'abord de découvrir trois points communs, par lesquels on justifierait l'épithète romantique - à première vue surprenant et un peu anachronique: comment deux penseurs peuvent-ils précéder leur époque d'un demi-siècle? Ne sait-on pas que Napoléon est le premier héros romantique? Chateaubriand, Byron, Shelley, Victor Hugo ne sont-ils pas enfants de la Révolution, dont Burke était le contemporain et que Rousseau avait précédée d'une génération? Hegel, voilà un philosophe romantique! Je trouvais trois traits caractéristiques des penseurs, poëtes et artistes "romantiques": l'appel à la Nature; la préséance au Sentiment sur la Raison; la nostalgie du Passé. Ce plan me semble toujours bon. Mais seule une comparaison détaillée des textes m'aurait justifié de situer Burke et Rousseau aux antipodes de la pensée politique, comme je l'ai fait alors.

 La Nature, pour Rousseau, c'est le Paradis Perdu, l'Age d'Or et l'innocence primitive; l'enfant, le Bon Sauvage, doivent être retrouvés, ranimés et remis au pouvoir, sur les débris de la Société corrompue (peut-être la "personne morale" est-elle une invention romantique, le démon abstrait contre lequel se bat le héros; ou bien la Dame invisible qu'il défend chevaleresquement? Démon: la Société; Dame: la Patrie - cette dernière est une invention de la Révolution; elle n'avait aucun sens abstrait pour Diderot, Voltaire ou Montesquieu, ni d'ailleurs pour Rousseau). Pour Burke, la nature humaine est complexe, un mélange de bien et de mal. Ça n'est pas un Age d'Or, mais une société naturelle, qui vit sous nos yeux: "L'homme est un animal social", comme disait Aristote et il l'est depuis le début: il ne saurait survivre à son enfance. L'équilibre social, comme l'harmonie naturelle, est une vue de l'esprit: inconstante et fragile, la nature est sans cesse menacée de rupture et constamment victime d'abus, qu'il s'agit simplement de redresser et de corriger.

 Il est avéré que Burke, tout comme Rousseau, s'est insurgé contre la "philosophie des Lumières", qui prétendait régenter la nature selon les calculs - mathématiques chez Condorcet - de la plus grande rigueur scientifique, avec le primat accordé à la Raison. Le système qui a la préférence des Lumières, Voltaire en est le chantre dans ses biographies de Louis XIV et de Charles XII: c'est le despotisme éclairé (et "bienveillant"). Diderot et Catherine de Russie, Voltaire et Frédéric de Prusse: déjà la trahison des clercs.

 Burke ira jusqu'à soutenir un scandaleux paradoxe: que les préjugés ont du bon, puisque sous une apparence irrationnelle, illogique, les préjugés expriment ce que le commun des mortels (la démocratie) appelle "le sens commun", le "bon sens". Quant aux vertus du sentiment, l'oeuvre tout entier de Rousseau est une longue élégie des âmes sensibles. Avant d'être écrivain, Jean-Jacques était musicien et c'est sans doute le charme de sa voix qui fonde son universelle popularité. Quelle que soit la langue des traductions, le plus beau français du monde chante toujours sous sa plume ( même en anglais, "Man was born free and is everywhere in chains...", on est accroché dès la première phrase par la magie du verbe ).

 Là où mon essai était raté, c'est dans l'analyse de la troisième proposition romantique. On ne peut attribuer à Rousseau les connaissances et le respect de l'Histoire qui sont caractéristiques de Burke, comme d'ailleurs de Montesquieu et de Voltaire lui-même. Au contraire, le Passé de Rousseau est anti-historique: le Paradis perdu et l' Age d' Or ne sont pas des notions historiques. Ce Passé est idéal et son Avenir sera utopique. L'opposition est ici complète, irrémédiable. Peut-être cette divergence tient-elle à la lecture de leur histoire nationale respective? Burke tient celle de son peuple pour un lent, long, mais constant progrès vers la démocratie, où le pouvoir s'élargit matériellement du Roi aux barons (1215), puis au Parlement (1689) et atteint jusqu'au plus lointain des citoyens - propriétaires (1776), avant d'englober sans doute - c'était l'avenir - le peuple tout entier. Ainsi la Couronne, les Lords, les Communes, ne perdraient rien de leurs privilèges et de leurs libertés, par cette transmission en cercles de plus en plus larges, au peuple tout entier. Les "libertés anglaises" sans cesse élargies, l'égalité de droit - Habeas corpus - sans cesse en vue, il y avait de quoi être fier et souhaiter maintenir le cap de cette histoire. En France, au contraire, la liberté n'avait fait que se rétrécir à mesure de la centralisation du pouvoir; l'anarchie bouillonnante de la féodalité, réprimée au prix de fréquentes guerres civiles, aboutissait à une société où - c'est l'imagerie du XVIIIe siècle - cent mille aristocrates et cent mille hommes d'Eglise, eux-mêmes domestiqués par un Roi héréditaire et divinisé, confisquaient toutes les libertés sous forme de privilèges anachroniques. Ce processus, inverse de l'histoire des Anglais, racontait une histoire ‘contre-nature‘ pour Rousseau (alors que pour Hobbes, c'était l'histoire naturelle): l'homme criait vengeance contre l'Histoire.

 Pour Burke, la révolution américaine, dressée non seulement contre la Couronne, mais contre le Parlement, coupable de vouloir confisquer la représentation avec les revenus, - est un élargissement de l'indépendance, mais avant tout des "libertés anglaises", auxquelles tout sujet de Sa Majesté doit avoir égal accès. Pour les disciples de Rousseau (rappelons-nous que celui-ci est d'une génération antérieure à celle de Burke), l'abolition des privilèges exorbitants ne suffira pas: il faudra faire table rase de l'Histoire, renverser son cours. La Révolution qui se réclame de Jean-Jacques sera celle de Robespierre : de la Vertu, du rétablissement de l' Innocence primitive - en Quatre-Vingt-Treize, tant pis pour tous les coupables: comme l' Hydre de la Fable, ils sont légions et renaissent sans cesse de leurs cendres; on leur coupera la tête sans fin...

 Bien sûr, la Nuit du Quatre-Août et la révolution de 1789 auraient largement suffi à Jean-Jacques: d'avance, il avait exprimé sa réprobation d'une révolution libératrice qui aurait "versé le sang d'un seul homme." Il n'empêche que le contraste avec Burke n'en est que plus marqué: celui-ci approuve une insurrection sanglante, mais son point de vue sur la Révolution n'est pas celui de l'idéal, il est celui de l'histoire. La nature humaine selon Rousseau est différente de ses expressions historiques, peu encourageantes aux pacifiques; Burke, et plus tard Freud, observeront que ce n'est pas un "bon sauvage", mais un "pervers polymorphe" qu'on retrouve à l'origine de la société civile: telle est sa nature réelle, et Darwin et Spencer ne feront que confirmer cette vue de l'animal historique.

 Sur ce plan, la révolution américaine est ambigüe. Fille des "libertés anglaises", elle rejette, dans sa guerre d'indépendance le poids, colonial, de l'Histoire. L'émancipation est certes, violente et totale: plus de Couronne, plus d'aristocratie même parlementaire - l'égalité est la loi - avec le droit au bonheur: "Life, liberty, and the pursuit of happiness", triade bien différente de "Liberté - Egalité - Fraternité", mais sa devise rappelle tout de même Rousseau. Dans leur attitude vis-à-vis l'humanité en général et dans leurs relations internationales, les deux révolutions marcheront ainsi du même pas conquérant que les idées de Burke et Rousseau, mais leur marche convergente ne sera pas plus parallèle que celle des deux philosophes. Paradoxalement, c'est la diplomatie américaine qui est rousseauiste, avec ses objectifs universels: (1) "Avoid foreign entanglements" (Washington et Jefferson) (2) "Public arrangements publicly arrived at" (Woodrow Wilson); (3) "Self-determination for all Nations" (idem); (4) "Ban all War" (Kellogg) et surtout, (5) "Make the World safe for Democracy" - l'idée d'organiser le monde entier sur la base d'une Société nouvelle des nations, démocratiquement égales et également démocratiques: la SDN, comme l'ONU, reposent sur l'adjuration de Woodrow Wilson, "Make the world safe for democracy", la démocratie étant ici représentative de l'égalité de toute l'humanité. Vaste programme! Les Noirs américains viennent à peine de voir la règle démocratique s'appliquer aussi à eux: les autres continents sont loin de l'Etat de droit. Encore une fois, quatre-vingts ans après Wilson, combien de vraies démocraties comptent les Nations- Unies?

 La diplomatie française depuis Napoléon et Talleyrand jusqu'à De Gaulle reprend de son côté l'écheveau de Pénélope, qui consiste a réunir les nations selon leur rang, en un concert où le piccolo a un rôle différent de celui du tambour ou du piano, tout de même: c'est une diplomatie fondée en Histoire sur le destin différent de chaque nation, elle-même exemplaire réduit de la diversité du monde. "Il y a deux siècles que la France a épousé les libertés du monde", constatait le Général de Gaulle: la France était ainsi un exemple; les Américains disent aujourd'hui la même chose: nous ne sommes pas le modèle unique, mais un repère sur le chemin des libertés. Les révolutions convergent après deux siècles, mais au départ l'une s'était isolée tandis que l'autre partait à la conquête du monde; les Etats-Unis se sont irrésistiblement ouverts au reste du monde, tandis que la France, à son tour devenue "triste mère d'un empire défunt" (mot de Byron à propos de l'Italie ), a dû se ressaisir - et "épouser son siècle" après avoir voulu "épouser les libertés du monde".

 Les mémoires de Dean Acheson portent un titre 'rousseauiste': "Present at the Creation" - ils parlent d'un Monde Nouveau; ceux du Général de Gaulle sont de très classiques "Mémoires de Guerre". Le Général voulait plus tard parler de "Mémoires d'Espoir" quand la mort l'a interrompu...revenait-il au romantisme?

 Voilà; au bout de quarante ans, j'ai repris un essai manqué, tout comme en d'autres essais j'ai remis sur le métier ma thèse avortée de maîtrise, sur le droit d'intervention au nom de l'humanité (Humanitarian Intervention). Fidèle à Burke, comme à Rousseau, j'avais cherché en vain, à établir ce droit en jurisprudence, c'est-à-dire en histoire, comme en principe: je n'ai trouvé aucun exemple et mon "tuteur" - au lieu d'un de ces maîtres européens avec qui je me sentais 'en famille', était un jeune Américain imbu de la supériorité du modèle 'made in USA' : il m'accusa de 'realpolitik' à la TDR: "Your principle seems to be to speak softly with a big stick"; en d'autres mots, je manquais d'idéalisme. Quelle curieuse vue des choses était la sienne: il me donnait,en exemple,d’ingérence humanitaire...la guerre menée par les Américains contre les Espagnols à Cuba ...justement, qui y avait acquis la gloire, sinon TDR ? che confusione, aurait dit Machiavel ! Au lieu de m'attrister, je le pris comme un compliment, à l'aube de ma carrière active et j'arrêtai là mon discours de philosophie politique. Je n'ai aucun remords d'avoir, hier comme aujourd'hui, préféré les histoires de l'Histoire, aux a priori de la Raison et aux prescriptions de l' Idéal: on a bien plus de chances d'être efficace en partant de celles-là que de celles-ci.

 Mais attention, il y a toujours des exceptions, des révolutions qui deviennent des modèles - et pas seulement des exemples: c'est un fait historique, surtout dans le monde de la création artistique, qui n'a jamais tué personne, sauf en rêve. Mais depuis Rimbaud, nous savons nous redire, quand les choses ne vont pas comme le voudraient nos idées, que "la vraie vie est ailleurs", - dans les livres ou sur les murs des palais, des musées et des églises, et c'est dans ce monde que se rejoignent Burke et Rousseau. En tant qu'oeuvre littéraire, celle de Rousseau enchantera bien des générations qui auront peut-être oublié Burke. Peu importe qui a tort ou raison, aux yeux et surtout aux oreilles du romantique: "J'aime mieux me tromper avec Sartre qu'avoir raison avec Aron", dira le jeune Parisien du XXe siècle et la cause en est simple: l'enchantement du dramaturge, du romancier, réside dans sa musique. Il en va ainsi depuis Hérodote et Thucydide, depuis Aristote et Platon, Augustin et Thomas d'Aquin, Machiavel et le Guichardin, Hobbes et Locke, jusqu’à Fukuyama et Kolakowski de nos jours... Sans oublier Michelet, Nietzsche et Marx, à qui on donnera cent fois tort, pour retomber sous le charme équivoque de leurs imprécations, dès que la calme explication de Tocqueville aura été réduite au silence du papier.

 Le Nouvel Ordre Mondial et le réveil des tribus

 La Révolution mondiale, paradoxe historique, on peut encore y croire et l'espérer : sur le modèle américain. Un élargissement à l'ensemble de l'humanité, à travers guerres et paix, des très antiques "libertés anglaises", qui furent celles du citoyen romain et du Grec attique; les Américains eux-mêmes viennent à peine d'étendre ces libertés à leurs frères noirs et rouges de peau. N'empêche que l'esclavage et les colonies ont aujourd'huui disparu à l'horizon de l'Occident et de son Droit. Au temps de Rousseau, quelques milliers d'individus jouissaient du titre de "citoyens" en quelques coins isolés de la terre, parmi des millions et des millions d'esclaves et un nombre variable de despotes plus ou moins bienveillants, plus ou moins barbares. Aujourd'hui, la démocratie part de deux douzaines d'Etats - peuplés au total d'un milliard d'habitants - dans ce qui sera bientôt l'univers de dix ou douze milliards d'humains.

 Nul ne peut prédire s'il faut espérer le lent épanchement des libertés et de l'égalité effectives, ou s'il faut encore préparer des révolutions sur base zéro, pour que la race humaine parvienne à un même stade de démocratie. Nul accord ne se trouve sur les moyens, mais y a-t-il même un espoir réaliste que les peuples y atteindront tous? Est-ce probable? Est-ce possible? Ça n'est pas la même question. L'exemple russe ou chinois du XXe siècle répondent "non" à la première question. Les deux exemples américain et français répondent "oui" à la deuxième. L'espoir est toujours permis; mais croire à la conversion de l'espèce, c'est autre chose.

 On a dit que Burke avait un sens 'religieux' de l'Histoire. On ne peut nier que Rousseau avait quelque tendance à reprendre le jeu du Créateur. Il me semble que c'est le premier qui se conformait le mieux à notre nature: il ne prétendait ni la nier, ni la refaire, mais peut-être en infléchir les habitudes et accélérer quelque peu son progrès vers une plus patiente harmonie. Agnostique peut-être, face aux prophètes, mais peu enclin à évoquer quelque apocalypse en remède aux insatisfactions du présent. Le vrai paradoxe historique - la vraie ironie de l'histoire - c'est que le tenant du passé historique laisse plus de chances à l'avenir que l'apôtre des perpétuels recommencements. Le "vert paradis des amours enfantines" est bon pour les enfants; leurs parents ont d'autres chats à fouetter que le retour à l'âge d'or. Cet Age-là, hélas?, est devant et non derrière nous: il s'appelle maturité puis vieillesse: est-ce la peine de faire des révolutions pour découvrir que les sociétés humaines sont sujettes au vieillissement comme à la renaissance? Ce que l'histoire nous apprend sur notre nature, c'est qu'on ne sait jamais quel genre d'homme sera l'enfant qui nous sourit aujourd'hui. Autant s'occuper de lui et éviter que le petit Emile devienne Al Capone ou Adolf Hitler. Ça sera autant de gagné sur l'avenir.

 Six mois après avoir passé le concours du Ministère, je mettais fin à mon travail de maîtrise et j'entrais dans la Carrière. Six mois plus tard, je me fiançais; un an de plus, et de célibataire studieux j'étais devenu père de famille, avec quatre vies en ma charge. La première partie de ma vie avait duré vingt-trois ans: assez de formation, il était temps de passer à l'action responsable; pendant trente-trois ans, je cesserais de bassiner les questions sans réponse.